ÉDITOS

Une économie à l’envers

PAndré Rouillé

La défense des artistes plasticiens — tout comme celle des intermittents du spectacle — est aujourd’hui une nécessité, une urgence, qui ne devrait souffrir d’aucune réserve.
Car, au-delà des situations individuelles (souvent dramatiques), il en va de l’avenir même de la création en France et en Europe. Ce sont les conditions de possibilité et d’existence de l’art dans la période à venir qui sont en jeu. A l’exception de quelques stars, guère nombreuses et souvent éphémères, la grande majorité des artistes s’enlise dans la précarité, et la création s’abîme contre l’indifférence et l’inertie générale, en particulier celles des pouvoirs publics:

les soutiens ministériels aux arts plastiques baissent en dépit d’un budget conjoncturellement en hausse, le marché de l’art contemporain est atone, les expulsions des squats d’artistes se poursuivent à Paris indéfectiblement, les lieux de travail et d’exposition sont toujours aussi rares, etc.

Or, c’est à ce moment à plus d’un titre tragique pour la culture contemporaine, et pour l’art en particulier ; à ce moment où les intermittents comme les artistes se heurtent aux intransigeances les plus fortes, y compris aux tabassages et expulsions ; à ce moment où la dynamique de l’action des intermittents stimule un débat sur la situation économique et sociale de l’artiste ; c’est ce moment, donc, que choisit le mensuel Art Press pour tenter, dans un éditorial filandreux, de maladroitement disputer le bien fondé des orientations de la Fraap (Fédération des réseaux et associations des artistes plasticiens), qui vient d’organiser ses premières rencontres à la Villette.

On peut légitimement discuter et critiquer les thèses et orientations de la Fraap. Mais la posture d’Art Press est doublement regrettable : caricaturées ou mal comprises, les revendications économiques et sociales de la Fraap sont assimilées à un supposé «dirigisme» (stalinien !) ; à partir de quoi, elles sont opposées aux vertus libérales du marché — les «lois capricieuses d’un marché versatile».

Il est pourtant indéniable que beaucoup d’artistes plasticiens sont aujourd’hui plus que jamais placés dans des situations d’extrême précarité, dans la nécessité presque absolue de cumuler des emplois étrangers à leur art, et dans l’obligation d’autofinancer leurs activités. «Le plasticien est le seul artiste à n’être jamais rémunéré. Ni pour le temps passé à créer, ni pour la diffusion de son oeuvre, ni pour les démarches nécessaires à la visibilité de son travail» (Antoine Perrot, Libération, 12 août 2003).

Les fameuses «lois capricieuses d’un marché versatile» reposent en fait sur une économie de la création largement fondée sur la gratuité. Il s’agit là d’un marché immature à faible rentabilité aussi bien économique qu’humaine et artistique. Pierre Bourdieu parlait d’une «économie à l’envers». Ne serait-il pas temps de la remettre l’endroit?

André Rouillé

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Couverture du guide paris-art #3, d’après Édouard Levé, Pornographie, 2002. Photo collée sur aluminium. 70 x 70 cm. Copyright Édouard Levé ; courtesy : Galerie Loevenbruck.
Le guide paris-art est imprimé sur le papier «The Matt», de 135 g/m2, fabriqué par Arctic Paper (www.arcticpaper.com).

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