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Un photojournalisme aux abois

PAndré Rouillé

Il se passe toujours quelque chose au festival du photojournalisme «Visa pour l’image» que Jean-François Leroy a créé à Perpignan et qu’il anime et défend avec fougue depuis vingt-trois ans. Mais l’attraction concerne moins le festival en lui-même, qui déroule une même formule d’année en année, que les déclarations tonitruantes de son responsable. Cette année, il s’est surpassé en fustigeant la «presse de merde» accusée de délivrer une «information de merde», et en élevant au rang de méthode «l’emploi des mots grossiers [qui] permet à Visa pour l’image de porter plus loin le cri qu’il pousse depuis vingt-trois ans».

Il se passe toujours quelque chose au festival du photojournalisme «Visa pour l’image» que Jean-François Leroy a créé à Perpignan et qu’il anime et défend avec fougue depuis vingt-trois ans. Mais l’attraction concerne moins le festival en lui-même, qui déroule une même formule d’année en année, que les déclarations tonitruantes de son responsable.
Cette année, il s’est surpassé en fustigeant la «presse de merde» accusée de délivrer une «information de merde», et en élevant au rang de méthode «l’emploi des mots grossiers [qui] permet à Visa pour l’image de porter plus loin le cri qu’il pousse depuis vingt-trois ans». C’est ainsi que le responsable de «Visa pour l’image» croit devoir remplir sa mission de «défendre la profession […] en dénonçant le traitement désastreux et parfois même tout à fait ridicule de l’information» (Libération, 6 sept. 2011).

Il n’est pas certain que la méthode consistant à ajouter de la vulgarité au manichéisme soit la meilleure pour aborder la complexité des mutations de l’information, de la presse et du photojournalisme.
Pour Jean-François Leroy, en effet, les choses sont claires. Les mutations profondes qui agitent le photojournalisme sont provoquées par les dérives d’une «presse [qui] est devenue folle» au cours des vingt dernières années en dérivant du «scoop» au «buzz», du grand reportage aux «ragots people», des photojournalistes aux paparazzi.
Les responsabilités sont ainsi nettement situées du côté de la corporation de la presse contre celle des photographes. A cette nuance près que «le cri qu’il pousse» sans relâche, le directeur de «Visa pour l’image» prend bien soin d’en épargner Paris Match qui a été à l’origine du festival, qui le soutient encore, et qui, surtout, est le parangon de cette dérive de la presse tant dénoncée à Perpignan.

Au-delà de ces petits arrangements avec l’intransigeance, le combat de «Visa pour l’image» pèche par son approche inadaptée des mutations profondes qui agitent la presse, la photographie, et le monde d’aujourd’hui.
L’éthique brandie haut et fort à «Visa pour l’image» s’inspire en effet d’une version très archaïque et très corporatiste de la «vérité» journalistique que les photographes auraient pour mission d’aller (héroïquement) capter dans les zones intenses de misère, de guerres, de dictatures ou de catastrophes naturelles.

Cette mission dévolue au reportage repose en fait sur une très candide surestimation des pouvoirs de vérité de l’enregistrement photographique des apparences. Si en effet l’enregistrement photographique délivre de la vérité, ce n’est guère qu’une vérité de surface, une vérité par contact, une vérité unidimentionnelle arrimée au visible et tributaire de la découpe unidirectionnelle d’une visée.

En fait, la mécanique du festival de Perpignan contribue, par l’héroïsation du reporter et par la théâtralisation des conditions de réalisation de ses images, à convertir en quête de vérité ce qui souvent s’apparente à une spectacularisation du monde.
Les clichés exposés sont ainsi présentés comme des concentrés de courage, de talent, et de mise en danger de soi des reporters engagés dans un corps à corps avec un réel souvent hostile, rétif ou dangereux qu’il faut photographiquement arracher à l’invisibilité, à l’oubli, à la méconnaissance.
A «Visa pour l’image», les reporters consacrent leur vie à dévoiler la supposée réalité tragique d’un monde chaotique, leurs reportages prennent souvent la forme d’exploits ou de défis glorifiés jusque dans la rhétorique discursive des cartels, et plus encore à travers de légitimes soutiens et hommages rendus à leurs collègues du monde entier menacés, persécutés, ou morts en mission…

Cette façon de voir le monde sous ses aspects les plus extrêmes se traduit dans les images par des esthétiques du choc et de l’excès, par des formes violentes et tape-à-l’œil, par des scènes et des sujets insolites et sensationnels. Par une mise en spectacle, c’est-à-dire en fiction, du monde.

L’exaspération du responsable de «Visa pour l’image» est due au fait que cette version du reportage, qui a connu ses heures de gloire dans la seconde moitié du XXe siècle, est aujourd’hui largement dépassée. Non pas à cause de ladite «presse de merde», mais plus largement en raison des manières désormais en vigueur de figurer le monde.
L’époque des héros capteurs de vérité est révolue, et totalement obsolète la notion même de vérité des images. Avec les réseaux numériques, un nouveau régime de vérité s’est imposé. Les images ne sont plus conçues de toute pièce par des professionnels patentés, elles sont diffusées, envoyées, reçues et réagencées en flux par tout un chacun. Le règne des professionnels vacille devant la masse des amateurs.

La vérité n’est plus construite et fixée de façon synthétique sous l’aspect d’images-choses singulières et discontinues, captées à même le réel par un reporter-intercesseur: elle est de plus en plus labile et sérielle, constituée d’une polyphonie de matières visuelles, sonores et scripturales. Elle n’est plus fixée dans la trame d’un papier sensible, elle parcourt la surface des écrans numériques.

S’arc-bouter sur une conception dépassée du photojournalisme, et accuser la presse de tous les maux, revient à ne pas voir que l’une et l’autre, qui ont toujours été solidaires, le sont encore aujourd’hui dans leur déclin. Le «scoop», le grand reportage, l’instant décisif, la grande presse illustrée, etc., tous ces éléments de l’information visuelle et journalistique d’hier n’ont pas franchi le seuil du XXIe siècle car ils incarnaient des valeurs économiques, sociales, idéologiques, cognitives, techniques et esthétiques — et supportaient un régime de vérité — d’un monde encore tellement proche et si terriblement lointain que la pensée s’en trouve désorientée au point de ne pas trouver meilleure expression que l’emploi des «mots grossiers».

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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