ÉDITOS

Un nouveau récit de la modernité

PAndré Rouillé

La première vertu de l’exposition «Prisonniers du soleil», conçue au Plateau par Guillaume Désanges, est peut-être sa complexité. Trop rares sont en effet aujourd’hui les expositions qui se donnent comme objet de penser, par l’art, les conditions et l’histoire de l’art; ou qui ont plus précisément le projet de complexifier la trop simpliste binarité des énoncés de l’art moderne. L’exposition «Prisonniers du soleil» propose ainsi un nouveau récit de la modernité, plus subtil, plus complexe, et assurément plus riche que le «grand récit» (Jean-François Lyotard) qui a prévalu au cours du XXe siècle, et auquel l’histoire de l’art est restée trop fidèle.

La première vertu de l’exposition «Prisonniers du soleil», conçue au Plateau par Guillaume Désanges, est peut-être sa complexité. Trop rares sont en effet aujourd’hui les expositions qui se donnent comme objet de penser, par l’art, les conditions et l’histoire de l’art; ou qui ont plus précisément le projet de complexifier la trop simpliste binarité des énoncés de l’art moderne.
L’exposition «Prisonniers du soleil» propose ainsi un nouveau récit de la modernité, plus subtil, plus complexe, et assurément plus riche que le «grand récit» (Jean-François Lyotard) qui a prévalu au cours du XXe siècle, et auquel l’histoire de l’art est restée trop fidèle.

Longtemps les discours esthétiques — les énoncés sur l’art — ont obéi à une logique essentialiste, sous la forme binaire d’inclusions et d’exclusions péremptoires: ceci est de l’art, cela n’est pas de l’art; ceci est du «high art», cela est du «low art», ou du kitsch. Cette séparation du bon grain de l’ivraie avait ses prêtres sévères, tels que le célèbre critique américain Clement Greenberg, qui tranchaient avec d’autant plus d’intransigeance que leurs oracles reposaient sur de bien fragiles fondements.
Ces gourous du champ et du marché de l’art croyaient, ou feignaient de croire, que l’être «art» est immanent à l’œuvre, qu’il réside en elle, et ne renvoie par conséquent qu’à elle seule. A charge aux critiques d’en déceler, expliciter, et valider les qualités…

Aux beaux jours de l’art moderne, se sont ainsi actualisés dans les œuvres et dans les discours, des valeurs, des énoncés et des formes procédant par dichotomie, par simplification, par oppositions binaires: découpant, séparant, éliminant, désincarnant afin d’atteindre à un idéal d’unité, de pureté, de minimalisme.
Les lumières contre l’obscurantisme, la transparence contre l’opacité, la raison contre la sensualité, la pensée contre la poésie — en architecture, cela se traduisait par le fonctionnalisme contre l’ornementation, ou les angles droits contre les courbes, etc. En peinture, Clement Greenberg défendait la planéité contre la figure, et surtout contre le kitsch qu’il considérait comme le non-art absolu.

Mais ce qui s’énonçait et s’appliquait ainsi dans l’art, la culture et les activités productives se référait de fait à la notion d’un progrès rectiligne et continu tel que l’exemplifiaient l’industrie et la science triomphantes du XXe siècle.
Si bien que la frontière culturelle et artistique tracée entre «high» et «low» redoublait celle qui séparait les riches et les pauvres, voire les pays développés et sous-développés dans la configuration du monde à cette époque glorieuse des sociétés industrielles occidentales.
Au travers du kitsch que Clement Greenberg pourchassait avec frénésie, ce sont toutes les valeurs populaires, sensuelles, obscures, ou émotionnelles, qu’il voulait à toute force éradiquer du domaine de cet art «high» qui était en résonnance avec les valeurs des classes supérieures occidentales de l’époque.

Mais le monde a changé. Les rêves d’une marche rectiligne et continue du progrès vers cet idéal d’un monde meilleur n’ont pas résisté à la dure, et parfois effroyable, réalité. C’est dans cette situation que l’exposition «Prisonniers du soleil» veut aujourd’hui tisser quelques uns des liens rompus, renouer des entrelacs brisés, dégager la part d’impureté occultée par les idéaux de pureté, et retrouver l’opacité refoulée dans les choses par les utopies de transparence.
Il s’agit de complexifier ce qui a été, durant des décennies, simplifié à l’excès. Il s’agit d’ouvrir les binarités pour retrouver ces multiplicités dans les choses, les œuvres et les discours, qui leur confèrent épaisseur, nuance et relief.

Ces démarches déjà entreprises dans les domaines discursifs de la théorie, des sciences et de la philosophie, sont en revanche plus rares dans ceux de l’art. Pour sa part, Guillaume Désanges a conçu et combiné: 1° un diagramme conceptuel en forme de soleil; 2° un agencement spatial du Plateau en trois parties distinctes; 3° un choix éclectique d’œuvres et de dispositifs de toutes époques et de toutes sortes accompagnant allégoriquement le film que l’artiste américain Corey McCorkle a réalisé sur le Désert de Retz — ce jardin anglo-chinois mythique, créé au milieu du XVIIIe siècle en bordure de la forêt de Marly par un aristocrate, et composé d’un ensemble important de dix-sept «folies», ces petits édifices de jardins aux formes extravagantes simulant souvent les ruines.

Le diagramme solaire, avec le Désert de Retz pour «noyau fusionnel», est hérissé de sept rayons correspondant aux dimensions esthétiques qui convergent et fusionnent au sein de ce creuset esthétique qu’est le Désert. L’un des rayons est bien sûr celui du Modernisme — décliné en «Rationalisme, Sciences, Politique, Savoirs, Industrie». Mais les autres rayons sont ceux que l’histoire de l’art a éliminés à mesure que son appareillage notionnel se constituait sur un mode binaire, réfractaire aux contradictions, aveugle aux hétérogénéités, et étranger aux multiplicités.

Oubliés mais non moins présents, ces rayons connexes au Modernisme, qui l’ont côtoyé, traversé, ou fait sourdement dériver, sont la Décadence, l’Ornementation, le Naturalisme, le Fantastique, l’Utopie, et l’Architecture.
L’enjeu de l’exposition est précisément d’en faire éprouver et ressentir la force et la fécondité, par delà leur rejet par la conception occidentale de l’«high art» moderniste.

Ces facettes refoulées ou déniées du Modernisme sont présentées dans un espace appelé «Antichambre»: une sorte d’exposition dans l’exposition dont les œuvres et objets résolument éclectiques — peinture sadienne, photos morbides, horloges rococo, espace de jeu, etc. — font éprouver, dans une ambiance volontairement feutrée, un éventail de sensations et d’expériences mêlées, dont la différence avec celles propres au Modernisme est renforcée par le passage dans une grande salle opportunément vide et blanche, en forme de «white cube» moderniste, qui conduit à la partie consacrée au film de Corey McCorkle sur le Désert de Retz.

Dans ce lieu «sombre du rationalisme», Corey McCorkle a orchestré une procession filmique empreinte de «l’esprit décadent et crépusculaire de l’époque de sa construction: le déclin du Rococo». Son travail est présenté au Plateau sous la forme d’une série de cinq projections juxtaposées, et d’une autre projection qui est séquentielle sans être narrative ou linéaire.
Pensés comme des «excavations visuelles de l’espace», ces films relèvent, selon Corey McCorkle, «moins d’une coïncidence entre cinéma et architecture que d’une situation sculpturale».

Dans les œuvres et les expositions s’écrit ainsi un nouveau récit de la modernité, aussi partiel que les précédents, mais heureusement moins linéaire, dogmatique et triomphant. Plus multiple, inclusif et horizontal. Comme l’époque.

André Rouillé.

Lire:
— Le journal de l’exposition «Prisonniers du soleil», édité par Le Plateau. Les citations en sont extraites.
La critique de Céline Piettre.

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