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Un corps mortel qui a un poids

Artiste polymorphe — tant par votre formation que dans votre pratique —, votre travail se décline sous différentes formes: performances, explorations in situ, laboratoires, numéros, dispositifs immersifs, chorégraphies, installations cinétiques, etc. Pouvez-vous expliquer cette pluralité?
Laurent Chanel. Pour ma part, je ne note pas tant de différences que cela entre les formes que je propose. Je vois seulement que la notion d’art vivant est le point commun à l’ensemble de mon travail. Il est toujours question d’une expérience qui se déroule, conçue pour être vue et partagée. C’est exclusivement un travail en «live».

Votre recherche est sous-tendue par un concept fondamental qui est celui d’«ugravité». Comment est née cette notion? Pouvez-vous l’expliquer?
Laurent Chanel. La notion d’«ugravité» fait référence à celles d’utopie et d’uchronie. Une des définitions de l’utopie serait un lieu qui n’existe nulle part en nul temps. Par résonance l’«ugravité» serait une gravité imaginaire. Il ne s’agit pas d’une absence de gravité, phénomène que l’on nomme apesanteur, mais plutôt d’une libération de la perception, de la création d’un imaginaire de la gravité.
La gravité a une intensité donnée et nous entraîne inéluctablement du haut vers le bas. L’«ugravité» c’est permettre d’autres gravités possibles, fantasmer, fomenter des gravités déviantes qui prendraient d’autres intensités, d’autres directions, etc. Et ainsi poser la question de leurs effets sur des formes données, sur des corps, sur des comportements.
Il y a aussi une vision politique de cette notion. Que serait une gravité utopique? Comment pourrait-on déverticaliser le rapport gravitaire? Trouver l’horizontalité qu’il y a en nous. Proposer une troisième voie. Après il est possible d’extrapoler cette notion, d’incarner une poésie gravitaire. Tomber amoureux est-ce «ugravitaire»?
Si l’on imbrique les concepts d’utopie, d’uchronie et d’«ugravité», alors on peut remettre en question la totalité de notre référent spatio-temporel et assumer l’idée selon laquelle nous inventons notre réel à partir de nos multiples perceptions.

Quelle place accordez-vous à ce concept dans votre pratique?
Laurent Chanel. Dans la pratique, je cherche à développer ma sensibilité au vertige perceptuel. Que ce vertige soit directement incarné par la chute, le manège, la glisse… ou provoqué par des effets lumineux ou sonores. Ce vertige se développe dans des techniques de transe sacrées et profanes ainsi que dans certains arts expérimentaux.
La gravité est un point fondamental, commun à tout être humain. Nous sommes tous construit, façonné par la gravité: en deçà des variations individuelles et des constructions collectives, il y a une identité commune qui nous relie. Elle est notre condition temporelle et spatiale: nous sommes tous un corps mortel qui a un poids. Nous sommes, du point de vue gravitaire, le lieu d’un système de volumes et de poids évoluant dans l’espace et le temps. Par ce qui tient et par ce qui lâche en nous, nous sommes ce qui s’érige et ce qui chute. Nous sommes le territoire d’une chute infinie.

A la fois sujets et objets de votre travail, les corps occupent dans votre pratique artistique une place centrale. Comment les appréhendez-vous ? Quel type de corporéité engagez-vous dans les dispositifs artistiques?
Laurent Chanel. Le corps est tout autant notre matrice que notre base tangible, c’est la matière du vivant.
Je cherche à exposer nos perceptions internes, à développer une pensée de ces perceptions, à construire une pensée haptique. Celle-ci traduirait notre expérience intérieure par des voyages morphologiques et topologiques, elle tenterait de réunifier les sensations de volumétrie et de tactilité. Il s’agit d’expérimenter et de modéliser le réel à travers nos perceptions physiques les plus intimes.
Si je m’engage physiquement dans nombre de mes dispositifs performatifs, c’est pour avoir l’occasion de traverser une singularité sensorielle. J’envisage chaque perception comme une action en soi. Si je peux vivre la transformation qu’elle opère en moi, questionner la posture dans laquelle elle me plonge alors, je peux ensuite transmettre cet état particulier, tenter d’immerger les spectateurs dans cette perception intime et universelle.

Vous avez présenté à la Biennale internationale des Arts de la Marionnette To Fall Is To Understand The Universe. Comment est né ce projet? Pouvez-vous revenir sur cette performance?
Laurent Chanel. Ce projet a été créé en collaboration avec Arnaud Louski-Pane qui est marionnettiste, plasticien et scénographe.
To Fall Is To Understand The Universe est un dispositif conçu pour être visible à 360 degré. Au centre de l’espace il y a un socle d’environ un mètre de diamètre. Au fur et à mesure, une masse de mousse blanche va croître. Le spectateur assiste au déploiement d’une colonne verticale, molle et mobile.
Avec Arnaud Louski-Pane, nous accompagnons cette croissance, nous intervenons pour la transformer mais nos interventions ne sont jamais directes, il n’y a aucun contact physique avec la matière. L’accompagnement se fait par l’intermédiaire du souffle.
Chacune de nos interventions implique une réaction de la matière. Nous sommes confronté à une forme qui apparaît, se déploie, grandit et à la fin disparaît.
L’intérêt de ce dispositif réside dans le fait que nous accompagnons la croissance de cette chose mais que sa forme reste instable et non prédictible. Il nous est impossible de la contrôler entièrement. C’est dans cette imitation du comportement du vivant que se trouve toute la spécificité de To Fall Is To Understand The Universe.

To Fall Is To Understand The Universe
est le premier opus d’une série de cinq «fictions gravitaires». Qu’entendez-vous par fictions gravitaires?
Laurent Chanel. Ce projet fait suite à un cycle de travail sur le corps humain et notamment mon corps. Toute cette période a donné lieu à nombre de performances dont (voir)3. Dans ces performances, il était question de la perception subjective des poids comme vecteurs d’identité. J’ai utilisé pour ces pièces, beaucoup de références scientifiques et structurelles.
Aujourd’hui avec ce nouveau cycle, il s’agit d’envisager chaque rapport particulier à la gravité comme la manifestation d’un état singulier. Je souhaite proposer des manifestations gravitaires fictives mais plausibles afin de jouer avec nos processus d’identification, d’amorcer en quelque sorte une nouvelle mythologie non plus basée sur un référent culturel ou psychologique mais fondée sur notre rapport perceptuel.
Il s’agit d’appréhender la nature fluide, cinétique de notre relation au monde: de percevoir en quelque sorte nos scénarios internes, de nourrir une météorologie de nos perceptions. Ainsi, j’espère engendrer des corps métamorphes, des formes évolutives et non prédictibles, des géométries paradoxales, des dispositifs qui simulent des gravités monstrueuses et qui peuvent nous immerger dans des états et des émotions mobiles.

Pour ce projet vous dites «concevoir des systèmes générant du vertige perceptuel». Pouvez-vous expliquer? Quelle valeur accordez-vous à la perception?
Laurent Chanel. Cette idée court sur l’ensemble de mon travail. Il s’agit de jouer avec tous les champs sémantiques de a notion de vertige. Le vertige physique direct (chute, manège, etc.), mais aussi le fait que toute perception peut avoir ces zones de vertiges (la vue, l’ouïe, etc.). Ainsi, chaque anomalie sensorielle, les illusions, les hallucinations, reposent selon moi sur cette sensation de vertige.
Le plus souvent, le vertige est appréhendé d’un point de vue actif. Cependant, si l’on prend le vertige du point de vue d’une expérience en soi ce n’est pas la même chose qui est en jeu. Peut-on contempler le vertige ou notre propre vertige? Pour ce faire il apparaît nécessaire d’intégrer tous les sens, de créer une machine vertigineuse au service d’une expérience sensible afin de chercher des états de perceptions modifiés. Quelle est la transe du vertige et comment la développer?

Vous utilisez le terme de rite pour parler de To Fall Is To Understand The Universe. Pouvez-vous développer?
Laurent Chanel. Un rituel c’est un ensemble de protocoles. Avec To Fall Is To Understand The Universe et les projets à venir, il s’agit de proposer des rites gravitaires.
Si l’on considère qu’un rituel est cet ensemble de procédures visant à provoquer des états chez les pratiquants de ce rite, alors on peut dire que l’ensemble des dispositifs que je mets en place vont dans ce sens-là. Chacune de ces monstruosités gravitaires devrait agir comme un catalyseur capable de manifester la puissance du vivant, non pas par anthropomorphisme, mais comme pure intensité vitaliste.
En ce sens, mes rites gravitaires rejouent les transes chamaniques ou animistes, ils créent la sensation d’une présence, ils agissent comme l’invocation d’entités, ils nous confrontent à des phénomènes externes et donc à notre propre nature.

Quels sont vos projets?
Laurent Chanel. The Thing sera la prochaine fiction gravitaire. Si To Fall Is To Understand The Universe prend la forme d’une entité abstraite qui serait la matérialisation de ce qui s’érige, se verticalise, The Thing prend, quant à elle, de notre horizontalité. Elle sera une abstraction du mouvement tectonique, une allégorie du sismique, lame de fond du vivant.
The Thing est un hommage au film de John Carpenter, le premier à présenter un monstre métamorphe. Avec ce projet, je souhaite créer une forme fondamentalement angoissante, une monstruosité abstraite, une sculpture tellurique… un dark pop up.