ÉDITOS

Un autre art dans l’art

PAndré Rouillé

Plus que jamais, les images d’horreurs, de crimes et de guerres peuplent notre quotidien. Le phénomène s’est amplifié dans les années 1980, au moment où la photographie était en cela relayée par la télévision et internet, où vacillait le régime de vérité propre au reportage, et où, simultanément, des artistes adoptaient la photographie comme matériau de leur art.
Avec d’autres, l’œuvre de Sophie Ristelhueber a ceci d’exemplaire qu’elle est de part en part photographique dans ses thèmes et ses matériaux, alors que ses formes et ses problématiques relèvent pleinement de l’art. Loin d’appartenir à une très improbable et très infondée «photographie plasticienne», son œuvre ressortit à ces pratiques qui adoptent, dans le champ de l’art, la photographie pour matériau

sans pour autant relever de la photographie : de son régime de vérité, de ses rapports aux choses, de ses horizons esthétiques, de ses univers social, économique et culturel.
L’œuvre de Sophie Ristelhueber, comme celles de Patrick Tosani ou de Georges Rousse, pour ne citer qu’elles, appartiennent totalement au domaine de l’art tout en étant le fruit d’un alliage entre l’art et le matériau-photographie, ce par quoi elles définissent un «autre art dans l’art».

La façon dont Sophie Ristelhueber fait, avec les moyens matériels de la photographie, éprouver la violence et la guerre sans les représenter est artistique, non pas photographique.
Présente à Vukovar peu avant sa destruction, en 1991, elle n’en rapporte pas de clichés qui, selon elle, seraient impuissants à traduire le niveau extrême de haine et de violence qui règne alors entre les belligérants serbes et croates. Ce n’est qu’après une longue maturation et un lent cheminement intérieur, qu’émerge la série Every One. Pour cette série, Sophie Ristelhueber prend, en 1994 dans un hôpital parisien, des clichés en gros plan de cicatrices ou de plaies suturées dont elle tire de grandes épreuves (près de trois mètres de haut) d’une netteté et d’une neutralité cliniques.
Sans aucun rapport avec la guerre, ces images évoquent toutefois les atrocités qui ravagent à l’époque le Rwanda et la Bosnie, elles en deviennent l’allégorie. La désignation littérale des cicatrices s’estompe derrière un sens figuré, latent : les horreurs des guerres civiles de l’époque, de toutes les guerres. Ce par quoi elles acquièrent une valeur politique.

L’image photographique, qui représente explicitement quelque chose, est ainsi amenée à signifier implicitement autre chose. Ce passage de la description littérale à la signification générale intervient à la conjonction d’une double démarche: le respect des procédures techniques de la photographie, d’une part ; le refus des pratiques du reportage, d’autre part.
Sophie Ristelhueber emprunte au reportage ses outils (la photographie) et l’un de ses thèmes majeurs (la guerre), mais en les pliant aux procédures de l’art. Le sens politique des images se construit ainsi à partir du reportage de guerre et contre lui. Il provient moins des contenus et des outils (la photographie) que des formes, des temporalités, des vitesses, des trajectoires d’images, que de leurs distances temporelles et spatiales avec les choses et les faits.

La manière de Sophie Ristelhueber s’oppose en effet en tous points à celle des photographes de guerre. Le système excessivement concurrentiel de l’information contraint les reporters à agir dans l’urgence (ils sont reliés par satellite directement à leur agence), à s’inscrire dans le cours même des événements (faute de quoi leurs clichés perdraient de leur valeur marchande), et à se soumettre à une sorte de doxa esthétique : «Faire des images qui donnent au monde ce que le monde a envie de voir», déclare Luc Delahaye, de l’agence Magnum.
Sophie Ristelhueber, au contraire, oppose la lenteur et le mûrissement à l’urgence, la distance spatiale à la proximité, l’après coup au présent de l’événement, l’écart allégorique à l’évidence obligée des clichés de presse.

Sa démarche ne procède pas du témoignage ni de l’engagement, mais se veut plus proche de l’art que du monde. Ses images ont pour trajectoires les galeries, les musées et les livres d’artistes ; leurs formes sont celles de l’art plus que celles de la presse — la monumentalité des épreuves d’Every One est directement conçue en référence à l’architecture et au paysage.
L’œuvre n’est pas construite autour du projet documentaire de représenter, mais à partir du projet esthétique d’interroger la notion de trace, sur les corps, sur les lieux, sur les territoires. A cet égard, les cicatrices sur les corps d’Every One renvoient, dans la série Fait, aux marques laissées sur le désert du Koweï;t par la Guerre du Golfe.

Toutes ces préoccupations artistiques qui charpentent l’œuvre, et qui semblent l’éloigner du monde, lui confèrent en fait le recul paradoxalement nécessaire pour atteindre à l’horreur meurtrière des guerres. Telle est la justesse politique de cette œuvre : trouver les formes et les procédures photographiques pour aborder l’horreur qui défie la représentation parce qu’elle excède la vision, parce qu’elle frappe tous les sens, parce qu’elle s’éprouve avec le corps entier. Déjouant ainsi les tentatives les plus abouties de représentation, en particulier celles des reporters, l’horreur requiert la distance, le retrait.

La démarche artistique se distingue ainsi de la démarche documentaire. Le reportage représente en allant de la chose à l’image. Son domaine est celui de la référence, du vécu, des perceptions et des affections — c’est, en gros, la conception barthésienne (« le référent adhère »), platonicienne et indiciaire de la photographie.
Quant à la démarche artistique, elle excède au contraire le vécu. «L’œuvre d’art est un être de sensation», notent Deleuze et Guattari. Elle se compose d’affects, qui dépassent les affections, et de percepts, qui dépassent les perceptions. Les longs mûrissements, chez Sophie Ristelhueber, apparaissent comme autant de processus de transformations esthétiques des perceptions en percepts, des affections en affects.

A la fois ancrée dans le vécu et détachée du vécu par le travail sur le matériau, l’œuvre peut ainsi acquérir une valeur allégorique, passer de la désignation (particulière) au sens (général), de tel corps d’Every One à l’idée de violence dans les guerres civiles.

Dès lors, enfin, que l’œuvre est un composé de percepts et d’affects, qu’elle est détachée du vécu et des états de choses, elle n’imite pas, elle ne ressemble pas. Ou plutôt : sa ressemblance n’est pas déduite de la chose (comme avec le document), mais produite par le travail sur le matériau.

André Rouillé.

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Sophie Ristelhueber, Every One, 1994. 270 x 180 cm. © Sophie Ristelhueber.

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