ART | CRITIQUE

Tunga

PGéraldine Selin
@12 Jan 2008

Cloches, coupes ou calices, éprouvettes démesurées, pipettes énormes, fioles, entonnoirs, etc., jonchent le sol. A nous d’écrire une trajectoire dans ce laboratoire trop grand, ce monde de l’alchimie. Atmosphère baroque de Tunga dont la démarche, chère aux artistes brésiliens, se situe entre l’esprit et la matière, dans une dynamique croisée de la pensée et du corps.

Par un baroque de l’entrelacs, par la circulation d’énergies contrastées mais communicantes, par les flux, constellations et immersions, Tunga nous fait penser le mouvement, le continuum du mouvement de la matière, de la pensée et des langages. Pour lui, « le langage est le lieu de cette mobilité et il doit avoir cette mobilité pour rencontrer un sujet, pour saisir le sujet dans un de ses recoins ».

Quand on entre dans la grande salle à demi obscure de la galerie, le désordre est là, dans des amas de récipients qui jonchent le sol, tantôt opaques, tantôt transparents, tantôt en fonte, tantôt en verre. Cloches, coupes ou calices, éprouvettes démesurées, pipettes énormes, fioles, entonnoirs font la danse ou le ménage avec aimants, limaille, écouvillons, chiffons, tissus, éponges. Mélange d’objets laissés tombés, répandus, jetés, géants sur des plaques en fer ou en verre. Parfois une fine corde serpente parmi une multitude de petites pierres noires sur une plaque de verre, puis sur une autre posée sur une surface sombre transformée en miroir : elle évoque le dessin d’une région, une surface fluide, elle trace un territoire. Des configurations d’objets donnent une constellation de territoires. A nous d’écrire une trajectoire dans ce laboratoire trop grand, ce monde de l’alchimie.

Lucido Nigredo i su Ombre (Lumière noire et son Ombre). Trois zones doubles — opacité et transparence, deux blocs en balance — et au sein de chaque opacité une immense canne oblique appuyée contre un mur. La matité comme ombrée et veloutée de la fonte fait contraste avec la brillance transparente du verre soufflé. L’éclairage rouge ou violet lui confère une douce apesanteur tandis que les surfaces de miroirs enfoncent le verre sous terre. D’un côté le métal rougeoie, de l’autre il est plongé dans une pénombre marine. Entre l’eau et le feu, au centre une zone de couleur terre. Là de petites boules agglutinées forment des grappes sur les objets en fonte : entre vendanges, vin de messe et nature morte. Les mêmes objets, de matériaux différents, dans des configurations différentes. Continuité et discontinuité. A chaque zone d’éclat son ombre sur le mur, passage et transformation, trouble reflet entre incandescence et liquéfaction. Métamorphoses. Importance de l’échelle qui fait voir le monumental dans le petit. Qui rappelle combien nous sommes petits, nous qui marchons dans la science, la liturgie, l’ésotérisme.

Tunga regarde vers une « constellation de métaphores », où la métaphore se fait transport et métamorphose, où l’espace est travaillé par l’idée d’immersion. Une œuvre selon lui est « un ensemble d’immersions ou d’appuis de choses qui se sont fermées et qui se trouvent dans des densités diverses, c’est-à-dire qui communiquent entre elles par leurs diversités ». L’hétérogène peut ainsi être globalité et non fragmentation grâce à une  » contagion mutuelle  » des objets.

L’artiste se situe dans une problématique chère aux artistes brésiliens Lygia Clark et Hélio Oiticica, le rapport de l’esprit et de la matière, la dynamique croisée de la pensée et du corps, mais dans une baroque atmosphère. Dans ses écrits, Tunga croise vécu quotidien et fantasmagorie, comme lorsqu’il évoque ces « soirées enveloppées dans le sortilège baroque de la Cathédrale, de la fumée et de ses lumières » où il connaît l’extase et le vertige en fumant « le fruit du jour, un cigare à la forme tordue », en compagnie d’Erdos, théoricien des nœuds, et d’Efraim, faiseur de cigares. C’est « de la fumée pour Efraim corps exogène du cigare ». C’est l’amitié entre « la diversité intentionnelle des formes et l’enfumée rêverie ». C’est aussi la tresse, « métonymie d’un espace géométrique » pour Tunga car « on ne voit pas de lignes dans la rue, on n’en voit que les représentations ».

Une variante de la tresse se trouve exposée dans l’autre pièce de la galerie: une tresse de métal serpente ici sur le sol, une autre, là, s’accroche au mur. Lesart (Lézard), une installation dont l’évocation oscille entre insectes géants et animaux rampants. L’histoire de la tresse et du nœud commence avec l’idée des siamoises capillaires, performance de sœurs jumelles reliées par leurs longues chevelures qui font comme une anse : Xifopagas capilares entre nos (Xiphopages capillaires entre ‘nous / nœud’ ; à partir du mot portugais Xifopagas désignant les siamoises, Tunga forme le néologisme français). Des siamoises capillaires aux variations de Lézard, en passant par l’écriture (notamment son livre Barroco de Lirios, Baroques de lys / délire), la tresse de Tunga propage une métaphore, celle du chiasme des énergies matrices et mystérieuses de l’esprit-corps.

(Les citations sont extraites du catalogue de l’exposition Tunga de la Galerie du Jeu de Paume).

Tunga
Deux installations :
— Lucido Nigredo i su Ombre (Lumière noire et son Ombre)
— Lezart (Lézard)

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