LIVRES

Trouble n°2

16 textes inédits ou réédités pour repositionner le débat critique esthétique dans tous les champs de l’art contemporain. La toute nouvelle revue Trouble a vocation à s’inscrire dans le paysage artistique de manière durable.

— Comité de rédaction : Boris Achour. Claire Jacquet, François Piron, Émilie Renard
— Éditeur : Trouble, Paris
— Année : automne-hiver 2002
— Format : 20,50 x 14 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 185
— Langue : français
— ISSN : 1632-0905
— Prix : 10 €

Éditorial
par Boris Achour, Claire Jacquet, François Piron et Émilie Renard

Trouble est toujours une revue qui réunit des textes écrits par des critiques, des théoriciens et par des artistes, sans limitation de champ disciplinaire. Ce numéro est consacré à une réflexion mise en pratique sur le dialogue comme forme d’investigation sur les enjeux de l’art. La forme de l’entretien d’art, apparue relativement récemment, s’est considérablement développée au point de devenir aujourd’hui prépondérante dans les publications. Elle rend compte en premier lieu de la place croissante de l’artiste dans le discours sur l’art, à la suite des manifestes des avant-gardes du début du XXe siècle, qui ont marqué la nécessité de cette prise de parole, dans un contexte où prédominait une critique de la réception. La critique d’ailleurs n’a pas tardé à faire sienne cette pratique de la discussion avec l’artiste, parfois il est vrai pour transmettre de manière plus maÏeutique ses postulats théoriques, mais aussi pour manifester une construction plus dialogique de l’analyse. Ce rapprochement tangible du critique et de l’artiste va de pair avec une redéfinition progressive des rôles assignés traditionnellement à chacun. C’est sur ce rapprochement que se penche le texte d’Émilie Renard, qui analyse certaines écritures critiques, tentant de traduire une appréhension de leur sujet [un processus artistique, une œuvre) par des formes où interviennent, au-delà du traditionnel discours dissertatif, la fiction, le pastiche ou le palimpseste…

Nombre d’artistes ont aussi assimilé le dialogue et la conversation comme mode de construction et part constitutive de leurs œuvres. Dans les années 1990, des artistes comme Philippe Parreno ou Liam Gillick ont renouvelé librement certaines pratiques de l’art conceptuel, comme celle de Ian Wilson (le plus radical, qui ne transmettait de ses méta-dialogues que leur lieu et date d’occurrence). À elle seule, la mise en avant de la discussion est symptomatique de la création contemporaine, de sa dimension collaborative, discursive et réflexive. Des collaborations qui ne se veulent plus des utopies où s’évanouiraient les identités individuelles au profit d’une parole collective, mais davantage des zones d’échanges où les subjectivités s’enrichissent par friction. C’est dans cette forme de collaboration que trouble a trouvé son mode d’existence. Nous avons choisi de privilégier une réflexion en acte sur cette question, en insistant auprès des auteurs que nous avons sollicités sur la mise en place de protocoles qui mettraient en relief comment la forme de la conversation influe sur son contenu, et en sélectionnant un certain nombre de documents que nous publions pour la première fois en France, et qui mettent l’accent sur certaines pratiques d’artistes: celle de Joseph Grigely, dont le travail repose sur la conversation et l’échange écrit, celles de Jim Shaw, Mike Kelley et Paul McCarthy, des artistes qui réalisent intensivement des œuvres en collaboration les uns avec les autres.

La plupart des textes que nous publions ici peuvent se répartir en trois catégories principales correspondant aux trois moments principaux de la discussion. Le premier, celui du choix du sujet de conversation, concerne par exemple l’entretien de Boris Achour avec l’astrophysicien Thierry Foglizzo (un entretien à partir d’une image) ou celui mené par Claude Closky à partir des commentaires parus dans la presse sur le travail de Pierre Huyghe (reproblématiser les discours qui se superposent aux œuvres, et questionner par ce biais l’auteur sur ses intentions). Emmanuel Burdeau choisit quant à lui de réinterpréter quelques dialogues d’un film, dans leurs correspondances et leurs écarts avec leurs traductions sous-titrées. Le second moment serait celui du « discours sur la méthode », de la réflexion sur la manière de mener à bien la discussion. Une réflexion qui peut ouvrir sur une infinité de potentiels réalisables, comme l’énonce le texte programmatique de Guillaume Désanges. la méthodologie par exemple adoptée par Hans Ulrich Obrist, curateur ayant réalisé quelque 400 entretiens à l’heure actuelle, frappe par sa simplicité et son efficacité. En posant des questions et en effectuant des mises en relation permanentes, Hans Ulrich Obrist relie les œuvres et les processus en un réseau de plate-formes où toutes les sphères de la connaissance sont requises. C’est pourquoi nous publions ici un index de ces renvois, archivés à partir d’un corpus arbitraire de 50 entretiens, qui forme une liste vertigineuse de noms échangés au cours des discussions. Parallèlement aux protocoles, les modes de correspondance produisent également des écritures: par disquettes échangées pour Philippe Parreno et Nicolas Bourriaud, quand la forme même de la relation épistolaire ne devient pas un prétexte d’écriture, comme pour Manuel Joseph, imaginant celle de Georges Bataille. Le dernier stade enfin est celui de la transcription, qui introduit entre les interlocuteurs la place du lecteur, impose des formes de lisibilité et d’adresse à ce dernier. Ou pas. On peut alors privilégier la trace documentaire brute (l’entretien entre Joseph Grigely et Hans Ulrich Obrist), s’interroger sur le souvenir d’une rencontre (Antoine Thirion questionnant le critique de cinéma Jean Douchet sur l’entretien qu’il réalisa avec Alfred Hitchcock 30 ans plus tôt, et dont les bandes d’enregistrement ont disparu). La question de la véracité (être au plus près de ce qui a été dit, ou travailler une forme qui lissera un discours plus clair) est au cœur de la question de la transcription : y instiller de la fiction contribue à fissurer ce fantasme de pureté de l’entretien comme moment de vérité. Certains textes avancent masqués,

Maintenant une ambiguï;té entre le vrai et le faux, pour déplacer le sujet vers d’autres horizons de réflexion (Éric Mangion, Jimmie Durham, Taroop & Glabel…). Et puisqu’un éditorial ne peut décemment se terminer sans une citation de Jean-Luc Godard, on ne manquera pas de signaler son propre sens du dialogue : « instinctivement, si un plombier arrive, je n’hésite pas à lui dire comment il faut faire, bien que je n’en sache rien. C’est le plaisir de la conversation. »

(Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue Trouble)