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Trou d’air (de Paris)

PAndré Rouillé

Le Centre Pompidou a choisi de fêter son trentième anniversaire avec une grande exposition intitulée «Airs de Paris» placée sous la figure tutélaire de Marcel Duchamp et de sa célèbre œuvre Air de Paris: cette fiole de verre uniquement remplie d’air puis scellée qu’il a offerte à ses amis collectionneurs new-yorkais à son retour de Paris en 1919. Figure emblématique de l’art occidental du XXe siècle, relais entre l’art des deux rives de l’Atlantique à l’époque moderne, Marcel Duchamp a bénéficié de la belle rétrospective inaugurale du Centre Pompidou en 1977.
La présente exposition «Airs de Paris», rassemble des œuvres d’artistes, jeunes pour la plupart, pas nécessairement français, n’ayant pas même

nécessairement résidé à Paris, mais supposés être tous sensibles à un hypothétique air (artistique) de Paris, ou plus certainement aux mouvements de la ville et de la vie urbaine dans le monde contemporain.

Car cette exposition, pour l’essentiel consacrée à l’art contemporain (secondairement au design et à l’architecture), est thématique, organisée autour de la question de la ville et de la vie urbaine. Non pas portée par une problématique ouverte à explorer, mais rivée à un thème circonscrit à traiter.
Dans ce cadre, la petite fiole d’air de Paris, qui plane depuis près d’un siècle dans la haute atmosphère des œuvres paradigmatiques de l’histoire de l’art (ici un ready-made aidé), est venue à point nommé pour ancrer l’exposition du trentenaire dans une triple filiation : celle du célébrissime Marcel Duchamp, à la fois français et artiste du monde, celle de l’inauguration du Centre Pompidou en 1977, celle beaucoup plus hasardeuse du thème de la ville et de ses mutations contemporaines.

En effet, contrairement à ce qu’affirme la commissaire Christine Macel, on voit mal comment le thème retenu a pu «naturellement [se] dégager» de la filiation duchampienne, de l’ensemble de la production des artistes contemporains, ou même des œuvres des artistes supposés inspirés par un supposé air de Paris.
Autrement dit, loin d’être «naturel», le thème choisi a tout… l’air d’être totalement arbitraire dans son choix et injustifié dans son existence. C’est ainsi tout l’édifice de cette «vaste exposition thématique» (Bruno Racine) qui vacille sous le coup d’une double absence de pertinence : celle d’être organisée autour de ce thème, celle même d’être thématique.

Se pose alors la question de savoir comment l’une des grandes institutions artistiques du monde, dotée d’une immense et brillante collection, pouvait/devait commémorer son trentième anniversaire? Et bien, artistiquement bien sûr, et non pas en s’accrochant obstinément à un thème tout à fait arbitraire, puisque plusieurs autres d’égale pertinence pouvaient être évidemment (sinon «naturellement») choisis.

A la place d’une «vaste exposition thématique», c’est une vaste exposition artistique qu’il fallait concevoir. Non pas rassembler des œuvres d’art autour d’un thème extra-artistique et plus que convenu (la ville), mais interroger à partir des œuvres les multiples manières de faire art aujourd’hui: dégager à partir de Paris les grandes évolutions et ruptures qui sont intervenues en art au cours des trente années d’activité du Centre Pompidou, apprécier la vitalité de l’héritage duchampien, suivre quelques unes des principales directions alternatives à la posture de Duchamp, identifier les forces qui travaillent les œuvres, examiner les renouvellements et les permanences dans les matériaux artistiques, repérer les grands pans thématiques (la ville et d’autres encore) et en comprendre la constellation, étudier les interactions entre les œuvres d’art et les myriade d’images nouvelles qui bouleversent radicalement notre univers visuel et mental autant que notre imaginaire, etc.

Bref, il fallait prendre le Centre Pompidou comme point d’observation pour embrasser — et comprendre — le mouvement de l’art contemporain depuis la fin des années 1970. Et pour cela s’adosser à une conception polyphonique des œuvres, qui ne les réduise pas à un thème, qui ne les considère pas comme des documents, qui ne les replie pas sur leurs dimensions représentatives, qui ne les ravale pas au rang d’illustrations.

Il fallait donc considérer que les œuvres sont des formes avant d’être des thèmes, qu’elles résonnent entre elles dans le champ de l’art avant d’obéir à des préoccupations extra-artistiques, qu’elles entretiennent avec le monde et la société des rapports de résonance plus que de représentation, c’est-à-dire des rapports toujours indirects dans lesquels le contenu thématique est indissociable de formes, de matériaux, de protocoles, de modes de circulations, de régimes de visibilité.

La conception «thématique» de l’art repose sur une conception aplatie, unidimensionnelle, des œuvres et du travail artistique. «Les chapitres de l’exposition ont fait l’objet d’une lente maturation, explique Catherine Macel. Il était d’abord apparu que les préoccupations des artistes pouvaient s’articuler en trois parties, à savoir les mutations elles-mêmes, la question du rapport entre société et communautés, et enfin la question de l’individu face à ces mutations et aux évolutions des communautés».
Mais les artistes ne sont pas des sociologues. Leurs préoccupations, esthétiques et formelles avant d’être sociologiques, sont orientées vers cet objectif majeur consistant, selon Thomas Hirschhorn, à «donner forme» et visibilité aux forces actives du monde et de son chaos : «Non pas faire une forme, mais donner forme», précise-t-il, inventer des formes nouvelles pour capter des forces et les intensités du monde.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les formes et les œuvres elles-mêmes sont le grand refoulé de cette exposition d’art contemporain entièrement gouvernée par la logique thématique.
Les «chapitres de l’exposition» et son découpage spatial sont thématiques. Le catalogue lui-même est caricaturalement thématique: à l’exception des notices des œuvres reproduites, les textes du catalogue ne traitent nullement des œuvres exposées ou du mouvement de l’art, mais exclusivement de… la ville. Et cela de façon délibérée!
«Des textes de fond, explique Christine Macel, ont été demandés au monde de la recherche plutôt qu’à celui de l’art, à des philosophes, des sociologues, des urbanistes, des anthropologues ou des psychanalystes, qui ont été interrogés sur les différents thèmes de l’exposition, sans pour autant qu’ils aient à commenter les œuvres choisies par les commissaires, bien qu’ils en aient la connaissance».

Sait-on au Centre Pompidou qu’il existe aussi des chercheurs en art assurément capables de rédiger des «textes de fond», et de proposer quelques réflexions sur l’art qui pourraient s’avérer bien utiles ici et là… Est-il nécessaire d’insister sur cette regrettable situation selon laquelle, dans la plus prestigieuse institution française d’art contemporain, la mobilisation d’une très importante logistique matérielle et financière autant qu’intellectuelle et artistique, aboutit à un véritable ratage, puisque l’exposition est hors sujet (la ville plutôt que l’art), et puisque les Å“uvres sont mobilisées à contre emploi (comme des thèmes sans formes).

La posture thématique, révélatrice d’une conception représentative de l’art, se manifeste de nombreuses manières encore, en particulier dans le fait que près d’un tiers des œuvres exposées ont fait l’objet de nouvelles productions et surtout de commandes. Ce qui revient ni plus ni moins à les placer dans une démarche illustrative, à les prendre à l’envers.
Alors qu’un regard thématique conséquent aurait dû avant tout être attentif aux manières dont les œuvres résonnent esthétiquement avec le chaosmos des grandes villes contemporaines: par delà la maîtrise et les intentions des artistes, par delà les attentes et les demandes. C’est cela qui distingue les œuvres des documents ordinaires, et que semblent ignorer les responsables des commandes de l’exposition «Airs de Paris».

En art, la commande n’est légitime qu’à condition d’être un facteur d’immense liberté de création, dans un dialogue artistique à la fois riche et ouvert sans lequel du sens, toujours intempestif, échoue à prendre forme dans les plis des œuvres.

Entonnés par les chœurs du Musée national d’art moderne, dont on n’a pas oublié l’exposition «Dyonisiac», les airs de Paris restent obstinément fixés sur le singulier de la ritournelle des occasions manquées.

André Rouillé.

Les «chapitres de l’exposition»
— Un autre espace urbain, remix et fictions
— Nouvelles perceptions de l’espace et du temps
— Nouveaux langages publics et cultures populaires urbaines
— Médias et NTIC au cœur de la vie urbaine
— Conflits, risques et accidents
— Ecologie urbaine et biotechnologies, de la nature à l’artifice
— Identités et communautés
— Individu et réseau globalisé
— Intimité et vie urbaine

Lire l’article de Muriel Denet :
www.paris-art.com/lieu_detail-4097.html
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Marcel Duchamp, Air de Paris, 1964. Verre et bois. 14,5 x 8,5 x 8,5 cm. Réplique réalisée par la Galerie Schwarz, Milan, sous la direction de Marcel Duchamp. Original : Paris, déc. 1919.

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