DESIGN | EXPO

Trop tard

30 Jan - 26 Mar 2016
Vernissage le 30 Jan 2016

Pierre Paulin réfléchît plastiquement aux notions de grande distribution et de distribution à grande échelle à partir d’objets existants, de marchandises véhiculées par internet, de sons, images ou textiles. Il copie et imite des modèles qu’il se réapproprie en poésie.

Au XXe siècle, la définition de l’activité artistique se situait avant tout, pour paraphraser Marcel Broodthaers, dans le champ de la distribution. Aujourd’hui, avec l’essor des technologies de la mondialisation et des procédures de dématérialisation qui se sont étendues de l’art conceptuel à toutes les sphères de la culture, il faudrait parler de diffusion plutôt que de distribution pour définir le paradigme de l’art. La notion de diffusion, encouragée par les nouveaux modes de circulation et de transmission de l’information devient dans la pratique artistique de Pierre Paulin quelque chose d’évanescent, d’un peu flottant, à l’instar d’une ambiance atmosphérique ou d’une fragrance. Ce parfum que Pierre Paulin diffuse est avant tout celui de la poésie.

Sur le modèle du prêt-à-porter, cette dialectique entre distribution commerciale et diffusion poétique est au cÅ“ur des deux ensembles de vêtements que Pierre Paulin présente dans cette exposition — vestes en cuir cloutées ou en jean, sweats à capuche, paires de jeans, t-shirts. Mise à part une paire de chaussures faite sur mesure, chaque habit est la contrefaçon d’un modèle issu de la grande distribution que l’artiste a fait refaire en blanc par des tailleurs. On peut dire que Pierre Paulin est un styliste au sens littéral, littéraire, poétique, qui n’est pas celui de la mode vestimentaire. La production d’une collection d’habits l’intéresse moins que l’invention d’une apparence, d’une allure. Ces objets constituent donc des figures stylistiques qui deviennent à leur tour supports de diffusion textuelle. Deux essais rédigés par l’artiste sur la notion d’ambiance et de look sont publiés dans les poches tandis que des notes évoquant l’idée de parfum dessinent des motifs sur les doublures. Deux poèmes imprimés sur les semelles intérieures des souliers se contredisent. Un troisième se déploie sur les clous du cuir comme s’il s’agissait d’une fonte de caractères.

Les lois de l’imitation, moteur de l’innovation, constituent le principe fondamental du fait social — politique, religieux, linguistique, économique, culturel — et se propagent, comme l’a expliqué Gabriel Tarde dans les lois de l’imitation en 1890, tel un courant magnétique au sein de la société. À l’ère du Tumblr, cette ondulation imitative, que Tarde qualifierait de «rénovatrice», fait l’objet d’une redéfinition singulière dans le domaine des tendances: certaines grandes marques, pour créer leurs collections, reproduisent fidèlement les looks d’internautes anonymes sélectionnés parmi le réservoir infini d’images que constituent les réseaux sociaux — le plagiat devenant ainsi le nouveau modèle post-industriel. En copiant à son tour les produits de consommation du prêt-à-porter, Pierre Paulin prolonge la boucle perpétuelle des processus de circulations culturelles réciproques qui relient la construction vernaculaire des identités et la production industrielle. La contrefaçon apparaît, dès lors, comme la réévaluation contemporaine des stratégies d’assemblage et d’appropriation culturelle qui furent érigées en modes opératoires par les avant-gardes au cours du XXe siècle.

Cette appropriation new look s’incarne chez Pierre Paulin de façon plus spontanée que les procédures appropriationnistes historiques. Elle possède une effluve plus affective et intime; plus mélancolique, aussi. Plutôt que d’une collection de mode, mieux vaudrait-il parler de la création d’un «look» au sujet de ces deux ensembles vestimentaires qui sont accompagnés par la diffusion, dans l’espace d’exposition, d’une musique d’ambiance produite par l’artiste.

En faisant l’utilisation outrancière des outils numériques de la production musicale, Pierre Paulin a remixé des enregistrements de performances ou de vidéos d’artistes identifiées par l’histoire de l’art afin de produire une vapeur mélodique et mélancolique qui remplit l’espace d’exposition. Le terme «prosommateur», du néologisme anglais prosumer (Alvin Toffler, 1980) décrit la tendance des consommateurs, notamment grâce aux nouvelles technologies, à se rapprocher de la figure du producteur. A l’instar du «prosommateur», l’artiste utilise des choses existantes, qu’il s’agisse de sons, d’images et d’idées véhiculés par internet, de marchandises, ou encore de fragments conceptuels érodés de la modernité, qu’il agence de façon plus sentimentale que critique, comme on compose un parfum.

«Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent, le passé restauré».
Charles Baudelaire, «Le parfum», Les fleurs du mal

Pierre Paulin conçoit l’exposition Trop tard moins comme l’assemblage de signaux de reconnaissance identifiés que comme la production d’un look, d’une ambiance floue, d’un système de brouillage derrière lequel, à l’instar de l’essai poétique camouflé dans les poches et les doublures de ses vêtements, se cache l’artiste.
Gallien Déjean

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