DANSE | CRITIQUE

Traversées

PNicolas Villodre
@07 Déc 2009

Tout ce que programme l’Espace 1789 n’est pas révolutionnaire. C’est le cas de cette pièce conçue par Kitsou Dubois qui s’avère foncièrement pacifique — bien qu’elle tire certains motifs des arts martiaux — et fusionne plusieurs disciplines : art circassien, gymnastique rythmique, mime.

Ne cachons pas, comme le font les critiques de danse ayant pignon sur rue, que tout n’était pas (encore) parfait dans la version de Traversées. Le texte poético-cosmique de Sonia Chiambretto aurait dû être lu par des comédiens professionnels ou, du moins, chevronnés. L’impression de temps morts entre les passages dansés, déjà assez alanguis comme cela, peut être atténuée par des nappes musicales permanentes susceptibles de combler les vides, ou par les mouvements perpétuels des danseurs, ou des leitmotive qui, de temps à autre, relanceraient l’intérêt de la chose, ou bien par une ou deux prouesses techniques, que sais-je encore ?

Le finale, comme toujours ou presque, ne correspond ni au morceau de bravoure de la pièce ni à une véritable trouvaille de mise en scène — on pourrait tout bonnement conclure sur l’équilibre des trois engins, agrès ou figures géométriques constructivistes ainsi que sur le tournoiement du cerceau qui fait un effet bœuf en chutant bruyamment sur le tapis de sol sur un long fondu lumière.

Ceci dit, on apprécie, chez Kitsou Dubois, son travail polarisé, sa démarche résolue, son exploration de longue date des phénomènes perceptifs, ses recherches sur l’apesanteur et sur ses équivalences scéniques. Elle parvient, à partir de là, comme disent les footballers, avec les contraintes qu’elle s’est imposée, à produire une œuvre et un langage très personnels.

Chez la chorégraphe, la question de l’espace absorbe sans doute celle du temps, qui n’est pas suffisamment compté, mesuré, cadencé. L’analyse fine du geste pur, de la beauté du geste si vous voulez, du geste auguste — reproduire « le geste parfait de la catapulte, du ricochet », nous dit à un moment la voix-off — l’emporte un peu trop sur le travail de synthèse, d’agencement et de ponctuation.

Mais Kitsou Dubois innove, et pas simplement sur le plan théorique. Elle pose la question de l’élévation qui est traitée toujours un peu sur un même mode par le ballet classique ou le contemporain. Ses interprètes, danseurs-acrobates et trapéziste, se placent dès le départ, dès le vrombissement du moteur d’avion ou le décollage de sa fusée, dans le suspens ou la suspension qui est la base de toute sa problématique aérienne et subaquatique. La question du déséquilibre, qui est à l’origine de tout mouvement.

De même, la belle séquence de « pas de deux » entravé par des « liens » rappelant ceux du mariage et aussi ceux du ballet éponyme de Janine Charrat donne à la chorégraphe l’occasion de concevoir un nouveau style de « porté », qui ressemble à une forme de soutien, d’appui ou de béquille — on pense à la « boiterie poétique » chère à Jean Cocteau.

Malgré l’appareillage technique dont elle a bénéficié — les caravelles des vols paraboliques, les gadgets pour simulations de vols de la Nasa, du Cnes et de la Cité des étoiles, la piscine municipale audonienne ! —, Kitsou Dubois produit des œuvres d’une simplicité enfantine. Sa gestuelle relève de l’enfance de l’art chorégraphique. Cette simplicité ne peut s’atteindre qu’au bout d’un certain temps, à la suite d’une formation, d’une réflexion, d’une longue pratique de la danse.

L’abstraction du geste ne passe pas ici par l’artifice ou les simulacres auxquels nous ont habitué le ballet romantique, la pantomime narrative (cf. le mythe d’Icare vu et corrigé par Lifar) la « danse d’expression », l’illusionnisme de chorégraphes friands d’effets visuels et vidéographiques. La danse de Kitsou Dubois engage le corps entier. Ses danseurs risquent non seulement de perdre la face mais aussi, à tout instant, de chuter, de trébucher, de faire littéralement un « faux pas ».

Sa formule fascine parce qu’elle a quelque chose d’intemporel, qui a à voir, à la fois avec les Grecs anciens (cf. l’expo Isadora du musée Bourdelle), avec l’Olympie et les exercices de danse rythmique des années 1910 (le hula hoop de Boris Gibé fait songer à l’icosaèdre de Laban), avec les mouvements élémentaristes du Bauhaus, les acrobaties gymniques d’un Babilée (cf. Balance à trois), les cascades chorégraphiques d’une Elisabeth Streb ou les pas virtuels pratiquement infaisables infographiés par Merce Cunningham (cf. son chef d’œuvre Biped).

Les interprètes, sans qu’ils soient des virtuoses circassiens, ont chacun leur spécialité : Damien Fournier se révèle un excellent perchiste ou perchman, Boris Gibé joue à Valentin-le-désossé et se livre à une suite de sauts acrobatiques et de contorsions, la gracieuse danseuse de corde Chloé Moglia conçoit un nouveau trapèze, réduit au minimum, à une barre qui se change en balancier (du Bengale), la soutient et l’aide à trouver son équilibre, sur scène et peut-être bien aussi dans la vie.

— Compagnie : Ki Productions
— Conception et chorégraphie : Kitsou Dubois
— Interprètes : Boris Gibé, Damien Fournier, Chloé Moglia
— Texte : Sonia Chiambretto
— Musique : Pierre Boscheron

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