DANSE

Translation de la Luxure/ Sous l’ombrelle (s’avive l’éclat de nos yeux)

PSmaranda Olcèse-Trifan
@06 Déc 2011

Duo désormais incontournable de la scène parisienne, Cecilia Bengolea et François Chaignaud ont concocté pour leur passage à la Ménagerie de verre un programme sulfureux et aguicheur. Aux images érotiques de l’une répondent les chants voilés mais néanmoins explicites de l’autre. Et ces couplets légers et enjoués ont sacrément besoin d’images crues, empreintes d’une esthétique post-porn pour que la soirée n’en reste pas au stade du divertissement bon-enfant.

Certes, considérée dans un angle militant, avec le recul d’une perspective socio-historique, soucieuse des luttes gays et lesbiennes des années 70 et 80, de la problématique queer, ainsi que de la montée en puissance de l’intolérance et d’un certain conservatisme dans la société actuelle, la proposition de François Chaignaud, un manifeste fantaisiste et exubérant, est tout à fait défendable. Habillés dans de petites robes rose chair, affublés de magnifiques coiffes luxuriantes et fleuries, les performeurs nous livrent des mélodies libertines, des chants légers et des airs oubliés au parfum de guimauve outrancier.
Ce que le chorégraphe se plait à nommer, avec un fort sens de la métaphore, un catch antique de filles-fleurs en devenir s’apparente d’emblé à un programme de revue coquine. Les chansons s’enchainent sans transition aucune et appellent tout autant de tableaux, chacun avec son atmosphère bien particulière et ses petites saynètes, à la manière des numéros de cabaret. D’ailleurs, le public, pris dans cette mécanique divertissante, applaudit goulument à la fin de chaque performance chantée.
Les exploits des trois interprètes sont remarquables: François Chaignaud, dont la voix précieuse nous a déjà enchantés dans une pièce imaginée pour un seul spectateur à la fois, Aussi bien que ton cœur, ouvre-moi les genoux, superbe diva mélo-dramatique, à la maitrise parfaite des techniques de chant lyrique. Jérôme Marin, étonnant mélange de fraicheur mole et de dédain racoleur, puise dans le répertoire des guinguettes des faubourgs. Benjamin Dukhan, au profil de magnifique dieu grec, le visage et la barbe enfouis sous une épaisse poudre dorée, distille des ambiances dark touch électro.
Les accessoires déployés sur le plateau font preuve d’une inventivité qui joue avec les évidences: nous sommes dans le garage de Marie Thérèse Allier, quoi de plus naturel donc que de deviner dans la profondeur de la salle de la Ménagerie de verre sous les basses poutres en acier une voiture qui va bientôt allumer des feux menaçants et foncer sur le public, créant une panique amusée dans les premiers rangs. Avec les voix des interprètes naviguant entre les différentes histoires, dans l’éclat de ses feux aveuglants, elle fera circuler, entre les couches denses de brouillard agrémenté au gaz d’échappement, foule de personnages imaginaires, et sera le véhicule privilégié d’univers fictionnels aussi singuliers que celui d’un serial killer au bord d’une nationale, d’une virée au Bois de Boulogne à la rencontre d’amours furtifs derrière une portière ouverte ou encore de James Dean et des années terribles avec des courses de la mort au bord du précipice.
Un champ de parapluies japonais pousse dans l’obscurité sur la dalle fruste en béton. Ouvertes une à une, ces ombrelles qui donnent le titre de la pièce, renvoient à la culture des geishas à la sexualité exotique et raffinée. Le petit orchestre installé en contre jour au fond de la salle autour d’un piano rappelle sur un mode sublimé l’atmosphère fantasque des années folles à Berlin. Une benne de déchets ménagers, délicatement dissimulée sous des métrages de feuille de plastique miroitant, remplie d’eau, sera la scène de tendres ébats et câlins aquatiques. Les trois interprètes, mus pour l’occasion en baigneuses, reconstituent un des leitmotivs de la peinture galante.
La question que François Chaignaud nous adresse par le biais de sa dernière chanson – Suis-je belle? – témoigne d’une suprême coquetterie, attendrissante, qui semble excéder le plateau. Plus que de la beauté, il y va d’une question d’ordre sociologique qui porte sur la dialectique sous-culture / culture dominante. La citation d’une danse de Loïe Fuller sous la lumière stroboscopique, l’ancrage dans l’histoire de la danse qu’elle permet, ainsi que le rappel du fait que cette pionnière américaine fut tout d’abord accueillie sur la scène des théâtres de revue, font penser à une tentative désespérée de légitimation intellectuelle.
Le pendant de cette proposition légère et amusante est un programme de films courts, initiés par Cecilia Bengolea, intitulé Translation de la luxure. Nous sommes encore sur le terrain de la consommation, mais un glissement essentiel de sens s’est produit: il y va d’une consommation furieuse, compulsive et cannibale, à l’image de ce godemiché très réaliste et pourtant comestible que la performeuse partage fraternellement avec son partenaire avant de l’avaler et de le régurgiter après une mastication appliquée. Si la sexualité est le territoire de l’infinie diversité, le film porno œuvre de manière insidieuse au maintien des normes et assises de la société, et entretient des idées sexistes et un ordre patriarcal. Dans ce contexte, le post-porno est considéré par ses initiatrices/initiateurs comme un acte de résistance qui subvertit les normes de la sexualité hétérodoxe et détourne les codes du X traditionnel.
Cecilia Bengolea s’engage dans le vif du sujet et signe des œuvres crues qui aspirent à déstabiliser. Le jeu est toujours risqué, car malgré une inventivité extrême, on n’est jamais loin des fantasmes collectifs et des motifs archétypaux qui pullulent dans le subconscient de notre civilisation. L’autre fait irruption, primitif, en symbiose avec la forêt équatoriale, luxuriante à la terre rouge et grasse, comme dans le premier film où la réalisatrice signe, peut être à son insu, de très beaux moments surexposés où les protagonistes sont quasiment avalés par l’exhalation de la forêt qui envahit et obscurcit l’objectif de la caméra dans des vapeurs de pluie condensée. Dans La beauté tôt vouée à se défaire, l’autre vient d’au-delà de la mort, avide et insatiable, s’empare de membres tuméfiés, boursouflés, vite épuisés, entraine pléthore de coups, de rythmes, de flous habités par une énergie basse, lourde et pesante comme l’odeur des fleurs en train de se faner dans cette chambre rituelle, funéraire. L’esthétique baroque de Donatien Veismann dont les images tactiles se soucient des voiles transparents et des plis de la chair ajoute du trouble à cet opus.

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