ART | CRITIQUE

La Trahison des images

PFrançois Salmeron
@07 Oct 2016

Dans une scénographie plutôt rigide et austère, qui correspond toutefois bien à la rationalité dont se pare Magritte, «La trahison des images» nous invite à reconsidérer le statut de la peinture. Devenue réflexive, et non plus simplement imitative, l’œuvre de Magritte n’a de cesse d’explorer les liens ambigus que la représentation entretient avec la réalité et la vérité.

A l’heure où nous nous définissons comme une société de l’image et de la communication, et que nous nous abreuvons continuellement d’illustrations, de simulacres et de contenus visuels en tout genre, «La trahison des images» apparaît comme une expression salvatrice. En effet, le titre de cette rétrospective consacrée à René Magritte vient nous extirper de notre passivité et de notre torpeur face aux flux d’images qui nous assaille quotidiennement.

Alors que, face à une telle masse de données, nous serions tentés de ne plus analyser ce que véhiculent les visuels, et de prendre pour argent comptant les idéologies (plus ou moins masquées, plus ou moins assumées) qu’ils véhiculent, l’œuvre du surréaliste belge nous met en garde face au pouvoir des images: retranscrivent-elles fidèlement et objectivement le réel? Peut-on leur faire confiance? L’exposition du Centre Pompidou montre ainsi que la peinture de Magritte n’a eu de cesse d’explorer les liens ambigus que la représentation entretient à la fois avec la réalité et la vérité.

Contre l’automatisme des surréalistes : hasard et logique

Car si le nom de René Magritte est immanquablement associé au courant surréaliste, le peintre se dissocie bien vite des préceptes esthétiques de la bande à Breton, et formule une pensée autonome visant à reconsidérer le statut de la peinture. Déçu par l’abstraction, admirateur de Chirico, René Magritte fonde en 1925 un groupe surréaliste belge avant de rejoindre Paris en 1927. Brouillé dès 1930 avec André Breton, le peintre entame à partir de 1932 ce que l’on nommera le «tournant raisonnant» de son œuvre. Désormais, Magritte prend ses distances avec le processus de l’automatisme et le principe d’hasard objectif chers aux surréalistes, d’après lesquels l’œuvre naîtrait de «la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine-à-coudre» (célèbre formule empruntée aux Chants de Maldoror de Lautréamont).

Plutôt que de céder à l’hasardeux ou à l’incongru, et de suivre les méandres de l’inconscient ou de nos pulsions, René Magritte pense ses toiles comme «la résolution méthodique d’une équation visuelle». Il ose des rapprochements entre objets, certes ironiques, humoristiques ou décalés, qui se fondent sur des associations d’idées, et visent à les réconcilier plutôt qu’à les opposer. Dans La colère des dieux, un cheval au galop surplombe une automobile. La durée poignardée propose une équivalence visuelle entre une cheminée et une locomotive, toutes deux considérées comme l’élément central d’une maison ou d’un train, d’où s’échappe une fumée. Les vacances de Hegel pose un verre d’eau sur un parapluie ouvert, synonyme de pluies ou d’averses.

Le plus philosophe des peintres

Non content de tisser une véritable dialectique entre deux termes, à l’instar du philosophe allemand précité, René Magritte met en place dès 1929 un véritable alphabet pictural (Alphabet des révélations): pipe, clé, feuille et verre. Il décline ainsi un art combinatoire autour de ses motifs fétiches, qu’il articule et agence selon différentes configurations plutôt, encore une fois, que d’associer des objets au hasard. Ses motifs de prédilection seront bientôt le rideau, la flamme, les ombres, les espaces clos (la grotte en particulier).

La pipe, quant à elle, apparaît dans La trahison des images où l’artiste creuse un hiatus entre le réel et sa représentation picturale (attention, ne confondons pas la copie et le modèle!). La clé fait à son tour écho à l’une des peintures cultes de Magritte, La clé des champs. On y perçoit une fenêtre brisée, dont les éclats étalés par terre représentent le paysage sur lequel la lucarne donne accès. Ici, l’artiste casse littéralement la conception classique de la peinture, considérée depuis la Renaissance et Alberti comme une «fenêtre ouverte sur le monde». Il se moque aussi de ceux qui pensent naïvement que la peinture, ou toute forme de représentation par extension, offre une image fidèle du réel, comme un calque transparent.

Se détachant désormais des surréalistes français qui, suivant l’esthétique d’Hegel, affirment que la poésie occupe le plus haut rang dans la hiérarchie des arts, et que la peinture n’est qu’une «pipe» selon les dires de Breton et Eluard, René Magritte veut donner la même légitimité à sa pratique qu’à la poésie ou à la philosophie. L’artiste explique que la peinture équivaut au langage, dans le sens où elle est l’expression même de la pensée. Mieux, elle la rend visible. Dès lors, la peinture de Magritte est non seulement soumise à un «processus de rationalisation», comme l’explique le commissaire de l’exposition Didier Ottinger, mais elle acquiert également une «dignité intellectuelle», et devient proprement «réflexive».

La célèbre sentence «Ceci n’est pas une pipe», devenu un des adages les plus importants de l’histoire de l’art du XXe siècle, et qui fera l’objet d’un commentaire philosophique de la part de Michel Foucault, montre comment la peinture de Magritte prend position sur l’un des enjeux fondamentaux de l’esthétique occidentale. L’artiste rompt avec le réalisme qui, d’après les écrits du critique André Bazin, obsède la peinture depuis des siècles. En se définissant comme une «imitation» de la nature, la peinture se cantonnait jusque-là à tenter de reproduire le plus exactement possible le réel qu’elle se donnait pour modèle. Abreuvé par cette idéologie dominante, le public avait quant à lui tendance à percevoir la peinture uniquement à travers ce biais… et à penser qu’elle est strictement analogue à son référent.

La caverne de Platon et l’idolâtrie

Alors, l’art n’est-il qu’une simple copie ou qu’un double du réel? Quel lien ontologique réunit l’original et son imitation? «La trahison des images» prête une connotation négative aux représentations, comme si elles ne pouvaient être que mensongères. L’enjeu revient certainement à briser les fondements de l’idolâtrie. En ce sens, Magritte peint dans La condition humaine une caverne où brille un feu et où, plus curieusement, se trouve une toile fondue dans l’horizon. Comment ne pas y voir l’illustration du mythe de la Caverne, que Socrate nous conte dans La République de Platon? Cette parabole, qui représente des humains attachés à des chaînes, au fond d’une caverne où brille un feu, tournés exclusivement vers les parois de la grotte où se projettent les ombres du réel, semble nous indiquer que nous vivons dans un monde de simulacres et de faux-semblants.

Selon Platon, le problème est le suivant: on prend l’imitation pour la réalité. Les images, qui n’ont qu’une faible teneur ontologique en tant que copies «dégradées» de la réalité, passent pour vraies. Mais les images, plutôt que de se substituer de manière illégitime au réel, peuvent être un précieux outil pour opérer une «remontée» vers le vrai et la réalité dont elles s’inspirent. Elles servent alors de voie d’accès vers l’intelligible – et tel semble être d’ailleurs la portée de la peinture de René Magritte.

Dans la Bible, l’épisode du Veau d’or ne dit pas autre chose, lorsqu’il oppose l’idolâtrie païenne du peuple pour une simple statue, à la table des lois rapportée par Moïse, symbole de rationalité, d’ordre et de vérité, issue du Verbe divin. La fascination aveugle pour les images se heurte à l’intelligible, au discours, au langage, bref à la raison.

Les mots et les choses

Pourtant, Magritte semble aussi se méfier des mots, ou du moins jouer avec eux. Le langage, la notice, le commentaire prédominent dans l’art, à tel point que, parfois, il revient aux mots de nous dire ce que l’on est censé voir. Par exemple, un commentaire inscrit à même la toile du peintre nous indique que deux tâches de peintures quasiment équivalentes représentent en fait une femme et un miroir. Si la peinture est incapable de désigner correctement son référent, le langage en a-t-il le pouvoir? Dans Le Principe d’incertitude, où la silhouette projetée d’une femme prend étrangement la forme d’un oiseau, Magritte affirme que les ombres (et donc les doubles, les copies, les images) peuvent justement n’être qu’une tromperie, comme dans un jeu d’ombres chinoises.

L’exposition se conclut joliment en nous remémorant la «période vache» de Magritte ou «le surréalisme en plein soleil» qui le brouillent définitivement avec Breton. Le peintre projette en effet de refonder le courant en le sortant de sa «caverne sombre», et en usant désormais d’une palette vive, criarde, éclairée. Contre le dogme de la beauté convulsive, il défend aussi une nouvelle beauté composite, à l’instar du peintre Zeuxis qui, pour réaliser une beauté idéale, s’inspire de différentes jeunes femmes rencontrées à Crotone et compose à partir d’elles une sorte de collage esthétique.

L’anecdote semble souligner que l’art, désormais, peut dépasser la nature, en puisant des éléments en elle et en formant à partir de ces fragments un nouveau corps somptueux surpassant les créatures réelles. Enfin, Magritte entérine définitivement la défaite de la mimésis, et s’inspire encore des écrits de Pline l’ancien sur l’origine de la peinture, dans des séries de rideaux raillant la virtuosité illusionniste du réalisme pictural.

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