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Tobari

Composée de sept tableaux, la dernière création Tobari de Sankai Juku — l’Atelier de la montagne et de la mer (réservé uniquement aux hommes) — explore par le corps le passage du jour à la nuit ou plus généralement d’un état à un autre. « Tobari » s’apparente, en effet, à un voile de tissu qui sépare un espace en deux parties ou plus poétiquement au passage du jour à la nuit.

Méditant sur les états de la métamorphose, les corps oscillent entre polarités masculines et féminines, yin et yang, jour et nuit.
Ushio Amagatsu, qui appartient à la deuxième génération des danseurs butô, se définit lui-même comme « être du milieu, entre masculin et féminin » et place au centre de ses préoccupations artistiques l’équilibre instable de la figure androgyne. Selon lui, le butô exprime le langage du corps plutôt qu’un sens théorique du mouvement, et chacun y apporte sa propre histoire physique et émotionnelle. Dans les années 1970, il a puisé son inspiration dans sa vie personnelle, mais dès les années 1980, sa personnalité s’est estompée au profit d’une recherche plus universelle. Son œuvre, devenue abstraite, livre désormais une réflexion sur l’infini, ses flux, l’évolution du mouvement et la relation du corps à la gravité.

Tobari, expression du « flux inépuisable », médite en sept tableaux, cet infinie oscillation entre les états et les polarités.
Dans des costumes variés de cérémonie haute couture, les huit prêtres aux boucles d’oreille de corail effectuent un rituel tiré au cordeau sur un ovale noir.

Trois tenues différentes ponctuent le spectacle et animent les acteurs des sept tableaux d’une signification différente et mystérieuse : de longues robes blanches finement travaillées ; d’autres, orangers, qui dévoilent le torse nu des moines Sankai ; puis des robes bleu nuit, fluides.

Le décor épuré, ovoïde — qui rappelle le spectacle Unetsu – The Egg Stands Out of Curiosity de 1986, une autre création mondiale au théâtre de la Ville —, féconde une gestuelle d’une profonde harmonie, où l’énergie apaisée pêche parfois par excès.

Les corps poudrés, intégralement rasés, des « bonzes » danseurs offrent une chorégraphie énigmatique et liquide, d’une extrême douceur. Un langage des signes s’opère entre les acteurs. Leur gestuelle, en rappelant parfois les frises égyptiennes, confère à l’ensemble un aspect hiéroglyphique indéchiffrable. Les rares grimaces de style butô, originaires du théâtre Kabuki et Nô, s’effectuent avec maîtrise et se fondent dans le reste sans césure.
Une fluidité fait ainsi s’évanouir les formes et les expressions comme dans un rêve. Nous sommes dans le « flux inépuisable ». Chaque geste connaît son contrepoint comme dans un ressac hypnotique et le spectateur résiste tant bien que mal aux apnées du sommeil. Le spectacle est beau, mais si fluide, qu’il endort.

Le premier tableau intitulé « venu d’un néant sans limite » semble méditer sur la thématique de la naissance, des origines, sur l’étonnement ontologique d’être au monde, ainsi traversé par des flux d’énergie.
De ce néant conscient émane le deuxième tableau : « une ombre dans un songe ». L’on est bercé par un royaume inconscient. Certaines scènes rappellent les tableaux surréalistes de Léonor Fini, ces représentations de femmes-chats, tenant un œuf géant entre leurs mains, évoluant sur une rivière nocturne ou minérale. L’ovale noir rappelle le fleuve Léthé, l’un des cinq fleuves des Enfers, parfois nommé fleuve de l’oubli.

D’ailleurs le spectateur frôle la léthargie, tant l’harmonie de la chorégraphie est intense. L’on sent que l’œuvre de Sankai Juku a trait au royaume des songes et qu’il provient aussi des profondeurs du sommeil. Le décor : un ciel étoilé redouble cet effet et nous plonge dans cette nuit parfois verticale, parfois horizontale. Une nuit sens dessus dessous qui permet aux danseurs de « se réfléchir les uns les autres » (tableau III) ou de rêver d’un avenir vertical (tableau IV), de méditer en robes bleues sur la couleur « bleu nuit » (tableau V) rappelant vaguement la quête spatiale de Yves Klein, et, tableau VI, d’hypnotiser le spectateur « dans un flux inépuisable » pour aller encore, et la boucle est bouclée « vers un néant sans limite » (tableau VII) en fondant ainsi l’avenir dans l’origine. 

Horaire : 20h30. Création pour 7 danseurs

— Chorégraphie, mise en scène, conception : Ushio Amagatsu
— Interprétation : Ushio Amagatsu, Semimaru, Toru Iwashita, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Taiyo Tochiaki, Ichiro Hasegawa, Dai Matsuoka
— Musique : Takashi Kako, Yas-Kas, Yoichiro Yoshikawa
— Régie générale : Kazuhiko Nakahara
— Régie lumières : Genta Iwamura, Satoru Suzuki
— Régie décor : Kiyonaga Matsushita
— Régie son :  Akira Aikawa, Junko Miyazaki
— Assistant aux danseurs :  Yoshifumi Dohi
— Réalisation des costumes : Masayo Lizuka, Eiko Kawashima