PHOTO | CRITIQUE

Tirs photographiques

PPhilippe Godin
@30 Mar 2011

Jean François Lecourt est un franc tireur qui déconstruit à coup de fusil les deux fondements du dispositif photographique. D’un coup il explose la camera obscura (ou le sténopé) et perfore l’empreinte chimique lumineuse; faisant voler par là même les émanations illusoires d’une photographie désincarnée et mélancolique. Face à une telle performance, le corps du photographe n’a plus besoin de se cacher!

La trentaine de photographies et le film exposé à la galerie Anne de Villepoix répètent invariablement le même cérémonial: l’artiste tire au pistolet ou au fusil sur sa propre image. L’impact visuel est tout autant violent que celui des balles qui perforent littéralement la photo.
Pourtant, il se dégage de ces images une étrange quiétude sans doute due à la posture et l’imposante présence du corps de l’artiste. Souvent nu, tel un modèle de la statuaire antique, il manifeste une concentration imperturbable contrastant avec l’éclatement ou les perforations provoquées par les multiples impacts de balles.

Tels des stigmates sur le visage ou la peau de l’artiste, ces déchirures semblent participer d’une esthétique du sublime. L’artiste, en effet, joue pleinement de cette contradiction entre la brutalité du tir, les dégâts qu’il produit et la maîtrise du geste. Jean-François Lecourt réintroduit ainsi de manière originale une problématique des artistes de Support/Surface comme Daniel Dezeuze dont il fut l’élève: celle de l’envers/endroit — la violence conjuguée avec la douceur sereine du tir.

Cette logique de l’oxymore propre au «sublime» est déplacée du domaine déchaîné de la nature cher aux romantiques (la foudre, la tempête, etc.) aux éclats non moins brutaux du shoot photographique.
Car, le travail de Jean-François Lecourt reprend à son compte l’analogie entre le tir et la photographie qui fut notamment le thème de l’exposition des rencontres d’Arles de 2010 «Shoot. La photographie existentielle».
Shooter, tirer, viser, recharger, etc., autant de mots qui traduisent effectivement sur le plan du vocabulaire un régime d’images photographiques qui est de l’ordre de la capture, du scoop ou du vol.
Photographier, c’est «figer» l’Autre dans son regard, comme aurait dit Sartre. L’artiste rapporte dans une interview pour son exposition récente au Creux de l’enfer qu’il avait été sensible, encore jeune artiste, au refus de certains indiens de se faire prendre en photo par peur de perdre leur âme. Contre cette violence photographique qui correspond à une forme de «mise à mort» symbolique Jean-François Lecourt a recours au dispositif du tir photographique.

Le corps de l’artiste percé de balles conserve, en effet, sa spiritualité, par sa capacité souveraine à dominer la souffrance et à maîtriser le geste du tir. Cette disposition «christique» exprimant un «calme divin» dans l’infinie douleur, Hegel en faisait d’ailleurs la caractéristique même de l’art chrétien romantique.

Elle est sans doute plus prosaïquement liée à la personnalité même de Jean-François Lecourt qui se consacre depuis plus de dix ans à la création d’un lieu d’accueil recevant des consommateurs de drogues par voie intraveineuse. Cet engagement social influence sûrement sa démarche artistique dans la mesure où le drogué d’une certaine manière est dépossédé de son âme tout autant que celui qui se fait «tirer» le portrait.
La démarche de Jean-François Lecourt consiste à déjouer cette suppression symbolique de l’égo dans la photographie comme dans la conduite du toxicomane. Il s’adonne aussi assidûment aux arts martiaux, qui lui permettent d’intégrer dans son travail artistique cette bipolarité de la violence maîtrisée. De plus, sa formation plus spécifique dans les pratiques du tir à l’arme à feu et du tir à l’arc (Kuy-Do) explique que sa photographie soit conçue comme un véritable Art martial.

Dans première série de photographie noir et blanc ou couleur, qui remonte à la fin des années soixante-dix, l’artiste tire dans un appareil photo 6×6, 24×36, ou jetable. A chaque fois, la balle détruit l’appareil et empreinte l’image sur un négatif déchiré matériellement par le projectile.
Une deuxième série est faite avec des sténopés dans lesquels l’artiste tire au pistolet ou au fusil. La balle troue, cette fois, la paroi de la chambre noire, crée une ouverture par laquelle la lumière entre et impressionne le papier photosensible. La photographie présente l’image qui se trouve devant l’ouverture : celle de l’artiste en train de tirer. Le trou indique invariablement la place du tireur.

Enfin, une vidéo clôt l’exposition en montrant une suite de films plus récents. L’artiste tire en boucle sur sa propre image dans un miroir. Ce qui suscite un effet quasi-hypnotique renforcé par l’impact sonore de la détonation. L’image est d’abord celle reflétée dans le miroir, parfois instable puis l’image de l’artiste apparaît, il tire et l’image s’effondre et se décompose, juxtaposant l’image initiale sur le fragment restant et le paysage à l’arrière-plan, précédemment caché par le miroir. Ce sera la seule fois où l’artiste disparaît de l’image!

Car, c’est bien le tour de force des photographies de Jean-François Lecourt de ne jamais laisser le photographe hors champ. Devant ces photos, on pourrait reprendre la formule deleuzienne à propos des peintures de Bacon: «Présence, présence…» tant le corps de l’artiste devient omniprésent. C’est sa manière à lui de sauver son âme. Le photographe photographiant est devenu le sujet même de la photographie. Plus de hors champs. La photo devient à elle-même son propre référent. C’est la mise à mort du principe défendu par Barthes dans la Chambre claire d’un art photographique où prime le référent: le «ça-a-été»! C’est une photo quasi autistique suspendue dans un «hors temps» sans hors champs renvoyant au seul dévoilement de sa propre naissance. Véritable nomade sans porte ni fenêtre, elle ne renvoie à aucun passé. Intemporelle, elle n’est de nulle part: chambre noire.

Le sujet de l’image n’est rien d’autre que la manière dont elle se fait. La photographie est son propre sujet. Scène primitive de la photographie: l’acte de photographier est mis à nu dans tout son mystère et sa violence. Pour cela il fallait créer un dispositif adéquat: le tir photographique avec son face à face et son duel à mort d’où naît pourtant une image.

A l’influence de Support/Surface et ses idées de double, de symétrie, d’envers/endroit, d’empreinte et répétition, etc., le trou dans l’image rappelle aussi la peinture de Fontana et son effort pour combler la séparation du réel et de sa représentation.

L’œuvre de Jean-François Lecourt participe pleinement d’une esthétique du choc. Dans un monde où nous sommes tous traversés par des sons, des images, des informations, il devient très difficile de s’arrêter sur quelque chose. Face à cet éclatement de l’expérience et de la sensibilité liée à la modernité, ce type d’art ne fait plus appel à une esthétique contemplative et mélancolique (celle décrite par Roland Barthes), mais à une véritable expérience du contact et de la proximité, que Benjamin, nommait une expérience tactile. De fait, les photographies de Lecourt convoquent chez le spectateur une «participation» de tous les sens qui met en cause tout le système nerveux : vision “haptique”.
En réaction à une photographie de la transparence, mais aussi à celle qui envahit le champ de la photographie à l’ère du numérique, avec son obsession du «lisse» et des corps retouchés, Jean-François Lecourt a su conjuguer la double influence de Support/surface et de la performance pour l’appliquer à l’art photographique.

Car, c’est aussi l’influence du Body Art (et la rencontre déterminante de Gina Pane) qui permis à sa photographie de trouver une présence corporelle, une matière et une épaisseur proche de la peinture. Jean-François Lecourt en introduisant la performance dans sa pratique de la photographie, implique pleinement le corps du photographe autrement que par la seule pression du doigt sur le déclencheur!

— Jean François Lecourt, Tir dans l’appareil photographique, 1990-2010. Digigraphie. 114 x 114 cm encadré
— Jean François Lecourt, Tir dans l’appareil photographique, 1986/87-2010. Digigraphie. 114 x 114 cm encadré
— Jean François Lecourt, Sans titre (La Balle crée l’image), 2001. Tirage numérique. 93 x 69 cm
— Jean François Lecourt, Sans titre (La Balle crée l’image), 1995. Tirage numérique. 88 x 69 cm encadré
— Jean François Lecourt, Sans titre (La Balle crée l’image). 2007-2010. Digigraphie. 115 x 85 cm encadré
— Jean François Lecourt, Sans titre (Tir dans l’appareil photographique), 2007. Tirage argentique. 37 x 40 cm encadré
— Jean François Lecourt, Sans titre (La Balle crée l’image), 1998. Tirage numérique. 83 x 69 cm encadré
— Jean François Lecourt, Sans titre (La Balle crée l’image), 1992. Tirage numérique. 69 x 94 cm et 94 x 69 cm encadré
— Jean François Lecourt, Triptyque (La Balle crée l’image), 2008. Tirage numérique. 83 x 69 cm, 83 x 69 cm et 92 x 69 cm encadré

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