PHOTO | CRITIQUE

Tierra en Trance

PPaul Brannac
@25 Fév 2011

Freud, peut-être, est à l’origine de cette anecdote: un couple vaniteux et fort riche convie un critique réputé à admirer en société leur double portrait fraîchement peint. Le critique jugea que, décidément, il ne manquait entre eux deux que le Christ. Au contraire des photographies de Marcos Lopez, ou de ses écrits, parmi lesquels c’est le Saint-Esprit qui fait défaut.

Marcos Lopez est tout. Et non seulement tout, mais le tout incarné. Ou, pour suivre avec plus de scrupules sa pensée telle qu’elle s’exprime dans le texte qu’il a rédigé pour l’exposition, Le Tout est Marcos Lopez.

Rarement un artiste aura revendiqué plus immodestement sa toute-puissance. Non content d’avancer que «l’Amérique latine est mon propre corps», Marcos Lopez est chacun de ses habitants: «Je me suis réincarné en vendeuse ambulante en Bolivie. Puis en travesti errant Place de la Constitution» (à Buenos Aires, où Lopez vit et travaille), «Je suis tigresse. Je suis chien errant. Enfant, Pédé [sic], gaucho, loubard, mère et père».

Bref, Marcos Lopez est à peu près n’importe qui et écrit à peu près n’importe quoi. Car non (mais cela vaut-il de le rappeler?), Lopez n’est pas «sicaire», «narcotrafiquant», ou «cacique des Indiens disparus en Patagonie», pas plus que «stripteaseur dans les bars les plus glauques de Mexico», il n’est, à l’extrême rigueur, que l’image de ceux-ci, ou, pour mieux dire, le cliché de tout cela.

Lorsqu’il écrit, Lopez produit des clichés. Lorsqu’il photographie aussi. En la matière, on ne saurait d’ailleurs décider lequel des deux domaines l’emporte sur l’autre: si de se décrire «souillé par la transpiration des mulâtres dominicaines quand elles dansent le merengue» (la transpiration, version molle de la transe), ou de faire le portrait d’une beauté ténébreuse dans sa peau de loup (Carla, 2010), ou bien d’une «reine de beauté» indigène avec pour diadème une couronne de couverts de table (Amanda, 2010). Et y a-t-il pire cliché que de faire le portrait d’un homme leucémique à la blancheur d’albinos en noir et blanc, avec ce goût du clair-obscur délicat à la Harcourt ? Oui, l’enguirlander de saucisses noires (Flavio, 2010).

«J’aime exagérer», écrit encore Marcos Lopez, et cet aveu auréole son œuvre de ce baroquisme qu’on imagine être celui de l’Amérique latine et de l’Espagne, de ce mélange de sacré et de profane, de bigotisme et d’irréligion qui font les Christ sensuels comme des saint Sébastien, et des Vierges de possibles Marie-Madeleine mâtinées de Malinche.
Cependant cet ancrage dans la réalité latino-américaine, dans la culture du réalisme magique, est par trop souligné pour être sincère tout à fait. Il recouvre en réalité des références qui ont plus à voir avec les clichés de l’art contemporain international qu’avec ceux du sous-continent. Double manière en somme de s’y retrouver: les images de l’Amérique du sud sont celles que l’on imaginait, la façon de les représenter celle que l’on connaît.

Marcos Lopez produit ainsi des images de mode, des images à la mode, dont les plans sont nettement décomposés et la composition scrupuleusement étudiée pour produire le pendant figural du papier glacé: la «beauté froide». Des images où les gens ordinaires posent nécessairement sans sourire (Le Vestiaire, 2002), en forçant un peu l’air pénétrant, ou impénétrable c’est selon, que cette figure est censée leur donner (Tailleur, 2010).

La frontalité des postures, la saturation des fonds en couleurs et en détails intrigants leur assure une teinte d’onirisme, une étrangeté familière très en vogue (La Chambre rose, 2007), comme si tout le symbolisme et l’idée des tableaux anciens résidaient en leurs accessoires. Quant à sa vision critique de l’art contemporain, c’est à peu de frais qu’il l’illustre, en confrontant une image du crâne diamanté de Hirst avec une vache normande moins réelle encore que la précieuse vanité (Vache et tête de mort, 2010).

Peu à peu, les photographies de Marcos Lopez s’éloignent du principe d’identification annoncé dans son écrit. Parmi elles, seule une image est cadrée depuis l’œil du photographe, depuis deux jambes étendues sur le carrelage de toilettes publiques qui ouvrent la perspective jusqu’aux pissotières. Ces scènes, des débuts de Lopez, teintées de naturalisme et bien que non exemptes des clichés du genre (noir et blanc, petit ou moyen format, avec son lot d’adolescents pauvres esseulés dans des intérieurs décrépis, Chambre d’étudiants, 1980 par exemple), n’en conservaient pas moins une certaine proximité avec leurs sujets.
Au contraire de ses grands formats aux couleurs outrées (à la fois criardes et pastel), dont la composition néoclassique assoit nettement le point de vue du spectateur vers lequel convergent tous les regards des modèles. En ceux-là, cette vision, cette proximité s’est éteinte: le spectateur est tout entier spectateur – extérieur aux bribes de monde qu’il contemple, étranger aux visages qui se présentent à lui.

Car plus que de l’étrangeté, c’est une forme d’aliénation que produit l’art de Marcos Lopez: plus rien de commun ne lie les hommes qu’il photographie à ceux qui les voie ; il n’est plus de partage possible avec ces figures cireuses parce que, précisément, il les a faites cireuses ; parce que des tailleurs qui posent sous l’œil mécanique de Lopez, ne se dégage alors pas plus d’humanité que depuis le mannequin du second plan, dont la taille et la blondeur devraient pourtant leur faire contraste (Famille de tailleurs, 2010).
La photographie de Lopez semble avoir suivi un cours qui tend à la désincarnation, à la déréalisation, et, finalement, à l’indifférenciation — quel que soit son sujet, Lopez, aujourd’hui, photographie des objets. Et il n’y a guère d’art plus triste que celui qui se donne de la sorte l’indifférencié pour objectif.

— Marcos Lopez, Autoportrait (Autoretrato), 1978. Tirage argentique. 48 x 38 cm
— Marcos Lopez, Los Borrachos, 1978. Tirage argentique. 60 x 40 cm
— Marcos Lopez, Maison d’étudiants (Casa de estudiantes), 1980. Tirage argentique. 48 x 67 cm
— Marcos Lopez, Doris, Santa Fe, 1984. Tirage argentique. 45 x 44 cm
— Marcos Lopez, Les Boxeurs du Club Union de Santa Fe (Los Boxeadores del Club Union de Santa Fe), 1992. Tirage argentique. 100 x 140 cm
— Marcos Lopez, Flavio. Les yeux fermés (Flavio. ojos cerrados), 1992. Tirage argentique. 35 x 40 cm
— Marcos Lopez, Maria Montenegro. Face (Maria Montenegro. Frente), 1992. Tirage argentique. 57 x 55 cm
— Marcos Lopez, Mon Oncle J. Carlos (va se raser). Mi Tio J. Carlos (se va a afeitar), 1992. Tirage argentique. 43 x 36 cm
— Marcos Lopez, Place de Mai. Buenos Aires. (Plaza de Mayo. Buenos Aires.), 1996. Lambda Print retouche artisanale à la main. 70 x 100 cm
— Marcos Lopez, Groom. La Quiaca. Jujuy. (Mozo. La Quiaca. Jujuy), 1996. Lambda Print retouche artisanale à la main. 70 x 100 cm
— Marcos Lopez, Le Vestiaire. Buenos Aires. (El Vestuario. Buenos Aires.), 2002. Lambda Print retouche artisanale à la main. 108 x 175 cm
— Marcos Lopez, Amanda, 2005. Tirage argentique. 105 x 105 cm
— Marcos Lopez, La Chambre Rose. Buenos Aires. (El Cuarto Rosa. Buenos Aires.), 2007. Impression à jet d’encre. 100 cm x 40 cm
— Marcos Lopez, La Reine de la Ferraille (La Reina de la chatarra), 2007. Lambda Print retouche artisanale à la main. 170 x 70 cm
— Marcos Lopez, Carla. Buenos Aires, 2010. Impression à jet d’encre. 130 x 88 cm
— Marcos Lopez, Vache et Tête de mort. Normandie. (Vaca y Calavera Normandia), 2010. Lambda Print retouche artisanale à la main. 70 x 105 cm
— Marcos Lopez, Famille de tailleurs. La Paz. Bolivie. (Familia Sastres. La Paz. Bolivia), 2010. Lambda Print retouche artisanale à la main. 118 x 157 cm
— Marcos Lopez, Fille Léopard. La Paz. Bolivie. (Chica Leopardo. La Paz. Bolivia), 2010. Lambda Print retouche artisanale à la main. 40 x 60 cm
— Marcos Lopez, Tailleur. La Paz. Bolivie. (Sastre. La Paz. Bolivia.), 2010. Lambda Print retouche artisanale à la main. 50 x 50 cm

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