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Things Uncommon

De la fonction vers la fiction

Noam Toran n’est pas un designer comme les autres. Sa pratique échappe aux diktats de la fonction pour dériver vers la fiction. Son design a une utilité relative, «hypothétique». Il dynamite les a priori de la discipline, en dilate les contours prédéterminés, étend sauvagement ses territoires de chasse. Ainsi que se plaît à le définir la commissaire de l’exposition Alexandra Midal, l’artiste est davantage un bonimenteur au sens noble du terme, un raconteur d’histoires ; un cinéphile obsessionnel dont la matière première, le film, met en scène des objets-fables à la morale douteuse, qui tirent les ficelles d’un monde d’artifices à l’image même du cinéma les ayant fait naître.

Incontestablement, l’œuvre de Noam Toran dénote un certain art de la supercherie, un désir de perturber les catégories et les identités, comme en témoigne sa première vidéo de 2001, Object for Lonely Men, où l’artiste se travestit en Jean-Paul Belmondo alias Michel Poiccard, en hommage au film A bout de souffle de Godard.

The MacGuffin Library

Au centre de l’unique espace d’exposition du Lieu du design, Les Mac Guffins, ces prototypes de couleur noire alignés sur deux vitrines disposées face à face, sont les manifestes de la dimension fictionnelle du travail de Noam Toran. Une paire de talons aiguilles côtoie la reproduction à échelle 1 de l’escalier d’Odessa du célèbre film de propagande russe Le Cuirassé Potemkine ; des dents humaines s’organisent en une composition qui hésite entre le caryotype, la table de Mendeleïev et l’écriture cunéiforme ; des câbles, provenant de ce qui semblerait être un vestige de moteur, s’emmêlent en une impasse. Tous restent une énigme. Et au lieu de dissiper le mystère, les petits textes qui les accompagnent confirment l’absence de dénouement de ces embryons d’histoires. Une nature déceptive, comme une incitation à l’imaginaire. Une forme d’anarchisme, engageant à l’autogestion interprétative…

Dans la même veine, le dernier film du designer, If We Never Meet Again, n’a ni début ni fin. Il est construit selon une politique scénaristique qui tend à privilégier la partie par rapport au tout, les moyens davantage que le but. Simple saynète où deux hommes s’échangent une valise sur le bord d’une route, la vidéo, passée en boucle, condense les codes du cinéma en général et du film noir en particulier. Et quand l’un des protagonistes se met soudainement à pleurer, l’intrigue reste en arrêt. Le suspense, élément central dans le travail de Noam Toran, est poussé à son comble, persistant dans sa non-résolution.

Des objets qui en disent long sur les sujets…

Les «choses» du film Desire Management, aspirateur à vocation érotique ou lit-terrain de baseball portatif, sont des fantasmes. Ils révèlent nos psychés complexes, nos étranges fascinations. L’objet s’apparente ici au fétiche. Il envoûte − n’oublions pas que le mot, dérivé du Portugais, a donné sortilèges −, devient support d’excitation ou d’idolâtrie, permet la satisfaction des désirs. C’est peut-être finalement l’un des talents de Noam Toran, être capable de retranscrire, par l’intermédiaire du matériel, de la mise en scène, les trajectoires affectives et les psychologies humaines. Et pas seulement, celles, singulières, d’un individu, mais encore, plus globales, de la société entière. Difficile de ne pas associer l’extracteur de larmes de Desire Management, dont l’ambition première est de transformer en boisson le précieux fluide corporel, à la sophistication croissance des moyens mis à notre disposition pour atteindre la jouissance ou accroître notre bien-être et notre longévité.

Ainsi, avec Noam Toran, si les objets échappent à la standardisation, ce n’est pas uniquement parce qu’ils sont des exemplaires uniques. Leur singularité tient surtout à leur condition d’objets personnalisés. Révélateurs d’univers particuliers, ils nous incitent à lire entre les lignes…

Noam Toran
Object for Lonely Men, 2001. Acteur: Noam Toran. D’après A bout de souffle de Godard.
The MacGuffin Library, 2008. Polymer Resin, Text, Video.
The MacGuffin Library, 2008. Polymer Resin, Text, Video.
If We Never Meet Again, 2010. Film shot on HD screened on two monitor.
Desire Management, 2006. Film 16mm, HD. Détail.
Desire Management, 2006. Film 16mm, HD. Détail.Â