ART | CRITIQUE

They were blind, they only saw images

PFrançois Salmeron
@11 Fév 2014

Un temps maudit et censuré lors du Printemps de Toulouse puis à l’Institut du Monde Arabe en 2012, Mounir Fatmi nous revient illuminé de grâce pour son exposition «They were blind, they only saw images». Fidèle à ses convictions, l’artiste marocain y prolonge ses interrogations sur les liens ténus et complexes qu’entretiennent l’art et la religion.

La vidéo Sleep Al Naim ouvre le parcours de l’exposition, recomposant une image virtuelle du visage de l’écrivain Salman Rushdie en train de dormir, paisiblement allongé dans des draps d’un blanc immaculé. Le titre de cette vidéo fait bien évidemment référence à Andy Warhol, dont le premier film, Sleep (1963), présentait pendant près de cinq heures le poète John Giorno assoupi. Ici, nous percevons le visage impassible de l’écrivain britannique qui dort, yeux clos, lèvres serrées. De gros plans nous font découvrir quelques rides au coin de ses yeux ou plissant son front. La pureté de ses traits nous ferait d’ailleurs presque penser à un masque mortuaire, ou au visage d’un défunt que l’on aurait maquillé pour ses funérailles. Le lit de repos semble ainsi se transformer en lit de mort, comme si Salman Rushdie reposait dans une bière, tel un gisant.

Il demeure toutefois une ambiguïté: on perçoit distinctement la cage thoracique se soulever sous les draps, et la respiration se muer en un léger ronflement. Par là, Mounir Fatmi nous propose finalement de réfléchir au statut paradoxal dans lequel se trouve enfermé Salman Rushdie depuis les menaces de mort qui pèsent sur lui suite à la parution des Versets sataniques en 1988. Contraint à l’isolement, l’écrivain se trouve coupé du monde, passif, immobile, comme si une part de sa vie s’était évanouie et demeurait désormais en sommeil.
Mounir Fatmi rapproche d’ailleurs le destin de Malevitch de celui de Rushdie. Il propose une reprise du Théoricien, l’un des derniers tableaux représentatifs de Malevitch, avant qu’il ne se tourne vers le suprématisme et que les Bolcheviks au pouvoir condamnent son art et enferment l’artiste, jugeant l’art abstrait inutile.

La vidéo Sleep Al Naim se trouve accompagnée d’une installation, La Divine Illusion. Il s’agit d’une vitrine recouverte d’encre noire, derrière laquelle sont présentés des livres sacrés. Leurs pages sont également gorgées d’une épaisse encre noire, qui s’étale et laisse entrevoir des formes semblables à celles des tests de Rorschach. La vitrine, dont les dimensions ressemblent à un tombeau, nous renvoie vers le gisant Salman Rushdie. Et les tests de Rorschach, à l’image des textes des religions, restent ouverts à tout type d’interprétation.
Nous demeurons donc aux aguets derrière cette vitrine, qui masque autant qu’elle donne à voir ces textes sacrés imbibés d’encre. Mounir Fatmi illustre en cela la dialectique du montrer et du cacher commune à certaines religions. Comme le «Dieu caché» du philosophe et mystique Blaise Pascal, ou le Dieu de l’Islam qui apparaît au cœur des croyants mais ne peut se représenter sous quelconque trait physique.

De la pénombre, qui entourait ces deux premières œuvres, nous passons à la lumière: les milles feux de l’installation Jusqu’à preuve du contraire (03) nous éblouissent alors. Nous entrons dans la lumière, comme un cœur converti illuminé par la révélation divine. A moins que cette lumière si vive ne finisse par nous aveugler et nous rendre fanatiques. Là encore, l’ambiguïté demeure…
Jusqu’à preuve du contraire (03) se déploie donc comme une immense structure faite de néons allant jusqu’au plafond de la galerie. Sa morphologie nous ferait penser à un bûcher. Les néons horizontaux tiendraient la place des bûches disposées au sol, les obliques seraient le cœur du brasier incandescent, et les verticaux les flammes s’élançant vers les cieux. On pourrait alors y voir les bûchers de l’Inquisition espagnole et de ses inquiétants autodafés.

Mais les néons de l’installation sont en réalité recouverts de bribes de la Sourate 24 du Coran intitulée «Lumière». On y perçoit des maximes, des impératifs moraux, Dieu guidant en cela les actes des hommes vers le Bien. Allah y apparaît comme un Dieu transcendant, omnipotent et omniscient: «God knows and you know not».
Cette lumière nous renvoie aussi vers l’apparition du Dieu des Dix Commandements sur le Mont Sinaï, devant Moïse. Un Dieu qui se fait lumière et sagesse, sauveur et guide. Mais qui, encore une fois, ne s’incarne jamais véritablement et ne peut se représenter physiquement, sinon à travers une lueur, une lumière, un éblouissement.

Mounir Fatmi s’interroge également sur la place de la religion dans les sociétés modernes, et plus particulièrement européennes où, selon l’expression de Nietzsche, «Dieu est mort». Mais si Dieu est mort, il convient alors de voir ce qui est venu le remplacer ou le détrôner. Il s’agirait de la science certainement, portée par le triomphe du positivisme.
L’œuvre Lumière aveuglante fait ainsi se télescoper science et religion, modernité et tradition. Elle reprend un tableau de Fra Angelico, La Guérison du diacre Justinien, où Saint Damien et Saint Côme greffent la jambe d’un Maure sur le corps de Justinien. Les protagonistes demeurent donc, les deux premiers auréolés, l’autre allongé avec une jambe noire, mais le décor se trouve bouleversé. En effet, les personnages de Fra Angelico se situent désormais dans un bloc opératoire ultramoderne, rempli d’appareils symbolisant la sophistication technologique, les progrès scientifiques et médicaux. Dès lors, si l’on ne croit plus en Dieu, on croit désormais à la science et à la médecine pour nous sauver et accomplir des miracles.

Comme à travers La Divine Illusion, Mounir Fatmi continue d’interroger le statut de l’écriture et de la parole. Tout d’abord, la vidéo History is not mine représente l’artiste marocain en train de taper à la machine une réponse à ses détracteurs qui l’ont censuré en 2012. On le voit donc frapper sur les touches d’une machine à écrire, à l’aide de deux marteaux. Une manière de dénoncer la violence des paroles qui l’accusent, ou que les discours institutionnels peuvent véhiculer. Une façon également de souligner le poids des mots et leurs implications concrètes dans le monde. Le marteau, symbole de la philosophie nietzschéenne qui doit d’ailleurs se bâtir grâce à cet outil, a une double fonction: celle de briser les icônes, et celle de construire une pensée débarrassée de tout ressentiment et de toute forme de nihilisme et de croyance en des arrières-mondes.

L’installation Le Paradoxe est mise en branle tous les samedis après-midi par un performeur. La lame de la machine comprend un verset sur l’unicité de Dieu dans l’Islam, composé en arabe classique, et s’opposant en cela à la Trinité chrétienne. Activant la machine, le performeur vient aiguiser sur la meule des lettres en caractère arabe. Alors, la parole religieuse peut-elle être détournée de sa signification initiale jusqu’à devenir la plus dangereuse des armes?

Mounir Fatmi constitue ainsi un parcours riche de sens, ouvert à nos interprétations et à nos interrogations, loin de tout dogmatisme et de toute pensée institutionnalisée.

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