ART | CRITIQUE

The Unplayed Notes

PFrançois Salmeron
@07 Nov 2012

Loris Gréaud nous invite à basculer dans un monde onirique, obscur et fort étrange, où nos sens et nos repères se trouvent bouleversés. En effet, «The Unplayed Notes» constitue un parcours expérimental peuplé d’installations, de sculptures et de vidéos, qui sont autant d’occasions de plonger dans les méandres de notre subconscient.

Sous la verrière où se situe l’entrée de l’exposition, le mur extérieur de la galerie accueille une installation constituée de 152 dessins encadrés dont, paradoxalement, nous ne percevons que le dos. La face illustrée des dessins demeure ainsi cachée, et l’on ne peut en percevoir que leur envers, où apparaissent les volutes de colle servant à les fixer. It’s opposite day today! clame le titre de cette œuvre.
La face visible des choses nous échappe donc. Désormais, l’envers prend la place de l’endroit et révèle alors une nouvelle dimension à notre regard. En prélude, Loris Gréaud nous annonce que le geste fondateur de cette exposition est celui d’un basculement: basculement de l’endroit vers l’envers, de la réalité au rêve, du conscient au subconscient.

Nous pénétrons ainsi dans un espace tout à fait fascinant. Plongés d’emblée en pleine pénombre, notre perception et nos sens se trouvent perturbés. Tout à coup, la spatialité n’est plus la même. Nous nous trouvons dans le noir, des bruits étranges parviennent à nos oreilles comme des rumeurs inquiétantes. Au plafond, l’installation Spores présente des formes de verre soufflé, semblables à des méduses, clignotant d’un éclat jaunâtre. Dans cet univers nébuleux, nous découvrons deux écrans dont l’image symétrique décompose au ralenti le vol d’une chauve-souris, créature nocturne peuplant les contes et nourrissant les légendes de sa figure angoissante.
Par là, la caméra de Loris Gréaud nous permet de voir l’invisible, de percevoir ce qui demeure irreprésentable pour l’œil humain. Les battements d’ailes projetés au ralenti transforment en effet la frénésie d’un vol nocturne en un ballet harmonieux et hypnotisant. Puis les silhouettes des chauves-souris se défont en formes abstraites, semblables aux images des tests de Rorschach, dans lesquelles notre inconscient et notre imaginaire projettent leurs obsessions.

Dérivant mentalement dans les méandres de notre subconscient, un frémissement ou le bruit d’un ressac — nous ne savons pas très bien —, nous permet de reprendre contact avec la réalité. Guidés par cette sensation sonore, nous arrivons dans un espace où notre vue se trouble, perturbée par de la fumée et une lumière orangée, contrastant avec les tableaux noirs accrochés aux murs de la salle. Nothing Left to Falsify présente effectivement un ensemble de toiles composées de carbone, carbone issu de la combustion d’œuvres passées que l’artiste aura brûlées. La destruction des œuvres passées sert de matériau pour se lancer dans de nouvelles expérimentations. La création apparaît dès lors comme une combustion de forces vives, comme un processus en perpétuel renouvellement, dans lequel le passé se condense et se ramasse afin de faire advenir du nouveau. Les œuvres brûlées par l’artiste donnent ainsi vie à des tableaux, dont la surface de carbone s’apparente à des cratères où à une surface lunaire.

Au centre de la salle enfin, une «jungle domestique» composée de plantes artificielles frémit irrégulièrement, comme si un violent courant d’air la balayait, ou comme si un fauve, se déplaçant en son cœur, faisait tressaillir les branches en s’approchant vers nous, prêt à bondir. Dans ce monde à la croisée de l’organique et de l’artificiel, les vibrations faisant compulser les plantes sont en réalité dues à un signal électrique ayant enregistré les pensées de l’artiste lors de ses recherches. Et ce signal est ici réactivé et réutilisé pour alimenter un dispositif de vibreurs. L’installation vaut alors comme la traduction spatiale d’une pensée frémissante, prête à jaillir, tel un félin se concentrant patiemment puis se projetant sur sa proie.

Puis nous pénétrons dans la salle principale de l’exposition, où est projeté le film The Unplayed Notes. Autour de la projection représentant deux corps en plein ébats, Twain Rocks fait écho aux prophéties de fin du monde auxquelles l’auteur de Tom Sawyer pensait être lié. Des roches noires, pareilles à des météorites, gravitent sur elles-mêmes, symboles d’un univers en proie à de terribles collisions. Les tableaux de la série Kraken accrochés aux ailes de la salle, font quant à eux référence à des créatures mythologiques peuplant les fonds marins et attaquant les navires de leurs immenses tentacules. La surface des tableaux, recouverte d’encre de seiche, n’est pas sans rappeler la surface tout aussi opaque des roches de Twain Rocks ou des toiles de Nothing left to Falsify.

Et, dans cet univers lugubre renvoyant aux astres ou aux fonds marins infinis, l’image d’un homme et d’une femme faisant l’amour dans le noir, est captée par une caméra thermique. L’usage de cette caméra se trouve ici totalement détourné, puisqu’elle a normalement un usage militaire: elle sert en effet à repérer les corps, à les localiser, et à les cibler. Mais Loris Gréaud préfère manifestement l’amour à la guerre. Car ce que l’on perçoit de ces corps enlacés, c’est la chaleur qu’ils dégagent certes, mais à mesure que l’intensité des ébats accroît, nous remarquons surtout que la lumière dessinant les corps se fait de plus en plus vive. Les corps apparaissent comme des sortes d’hologrammes fluorescents dont la luminosité augmente jusqu’au paroxysme final. Saccades, enlacements, fusions et cadences effrénées rythment le film, dont la bande originale est l’œuvre du guitariste du groupe new yorkais Sonic Youth.

De l’enlacement des corps, nous passons à l’enlacement des cœurs. Des cadenas accrochés au Pont des Arts par des couples d’amoureux ont été sectionnés par Loris Gréaud. Tainted Love porte alors à son comble le vœu de ces amants voulant sceller leur union pour toujours par le symbole d’un cadenas. L’artiste fait ainsi fondre ces cadenas, les coule et les transforme en petites sculptures qu’il place sous une cloche. L’art semble alors offrir un espoir d’éternité à la fugacité des sentiments humains — aussi sincères et profonds soient-ils —, et incarner le rêve de fusion des amants.

Å’uvres
— Loris Gréaud, Spores 1, 2012. 35 unique pieces made of blown glass from the sand in an hourglass, System illuminated. 680 x 630 cm
— Loris Gréaud, Frequency of an Image, 2012. Plastic plants, black architect paint, matt absolute. Molded concrete base and broken concrete slabs Lighting, Vibration system. 232.5 x 288 x 350 cm
— Loris Gréaud, The Unplayed Notes, 2012. Copy and mounting exhibition. Film shot in HD Thermal Imaging, Camera, Flir T640. Running Time: 8:41 min, Trailer Sound: Lee Ranaldo
— Loris Gréaud, Tainted Love, 2012. Sound design: Lee Ranaldo. Loop 15 seconds. Sculptures made from cut padlocks on the Pont des Arts in Paris (130 kg) were melted, molded, twisted, oxidized and brushed. Steel rod Fastener (7.5 mm), Plexiglas bells, nickel screws, Raw concrete base, molded. 23 x 23 x 120 cm

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