ART | EXPO

The Searchers

20 Sep - 15 Déc 2013
Vernissage le 19 Sep 2013

Michel Aubry déploie une œuvre programmatique, interprétant des œuvres emblématiques de la modernité à travers un vocabulaire formel issu de différents artisanats. Il présente ici des réinterprétations d’architectures de mobilier exposées par l’URSS à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris en 1925.

Michel Aubry
The Searchers

Michel Aubry (né en 1959) déploie depuis une vingtaine d’années une œuvre programmatique, consistant souvent à interpréter des objets ou œuvres emblématiques de la modernité à travers un vocabulaire formel issu de différents artisanats (facture instrumentale, ébénisterie, art du costume, tapisserie). Le processus de fabrication y est central, régi par un protocole de production subvertissant le rapport entre original et copie.

Pour cette exposition, Michel Aubry présente des réinterprétations d’architectures éphémères et prototypes de mobilier présentés par l’Union Soviétique à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris en 1925: le Club Ouvrier d’Alexander Rodtchenko, le Kiosque de Konstantin Melnikov, et le Pavillon de l’URSS, également conçu par Melnikov, qui fait ici l’objet d’une production inédite.

Paris, 1925. Alexander Rodtchenko séjourne à Paris pour superviser l’installation de l’exposition de l’URSS au Grand Palais, de son Club ouvrier et des kiosques de Melnikov dont il avait pensé les couleurs. Avec ses formes et matériaux simples, économiques et fonctionnels, l’architecture de Melnikov est alors la matérialisation architecturale de la nouvelle esthétique de la Révolution, l’instrument idéologique d’un rapport renouvelé aux objets et au savoir. Dans les Galeries étrangères, Rodtchenko présentait son Club Ouvrier, un ensemble de mobilier de lecture, de jeu et de socialisation destiné à être diffusé dans tout le pays, reflet d’une utopie d’intégration de tous les arts dans la vie quotidienne et de participation au progrès humain.

Disparus, ces chefs-d’œuvre du Constructivisme russe sont encore aujourd’hui peu documentés. Outre les rares photographies et les plans conservés, les lettres de Rodtchenko à sa femme Varvara Stepanova constituent pour Michel Aubry une source majeure d’informations quant au contexte de création des œuvres. Le recueil de cette correspondance (Alexandre Rodtchenko: l’œuvre complet, Paris, Philippe Sers, 1986) est également la trame d’un film de fiction biographique (Rodtchenko à Paris, 2003-2013) dont les scènes sont tournées au gré des expositions de l’artiste.

Inlassablement, Michel Aubry documente les conditions de production de ces projets d’avant-garde afin de les mettre en pratique dans un contexte différent. Ainsi il établit dès la fin des années 1980 un système d’équivalence entre gamme musicale et mesures spatiales en s’inspirant d’une famille d’instruments à vent sardes, les launeddas. Ces instruments traditionnels sont fabriqués à partir de roseaux, dont chaque longueur conditionne la note émise, les tiges les plus longues produisant les sons les plus graves, et les plus courtes, les sons plus aigus.

Une fois la Table de conversion (1992) entre hauteurs musicales et longueurs métriques établie, il est possible de trouver à chaque composition sonore «un équivalent géométrique dans l’espace, et inversement». (Yves Aupetitallot, «Interpréter», in Michel Aubry, catalogue d’exposition, Le Quartier, Centre d’art contemporain, Quimper / Centre d’art contemporain de Vassivière en Limousin, 2001, pp.48-62).

Ce système, qui régit la quasi-totalité de sa production sculpturale, est un protocole de «contamination», aussi arbitraire qu’ironique, de la forme et des fonctions des objets pris pour modèles.

Michel Aubry utilise les roseaux comme outils de mesure et comme matériau, visibles ou intégrés à la structure même des sculptures. Ainsi transformés en instruments de musique potentiels (augmentés d’anches, la mise en vibration est possible mais non réalisée), les objets d’origine changent de statut et pourtant restent «plus vrais que nature». Ainsi dans Mise en Musique du Club Ouvrier de Rodtchenko (1925-2003), les huit sièges de lecture, à l’origine tous semblables, ont été redimensionnés pour s’adapter aux longueurs croissantes des roseaux composant une gamme montante, comme soumis à une «musicalisation forcée» qui «contamine la vérité historique de la reconstitution». (Yves Aupetitallot, «Interpréter», in Michel Aubry, catalogue d’exposition, Le Quartier, Centre d’art contemporain, Quimper / Centre d’art contemporain de Vassivière en Limousin, 2001, pp.48-62).
A l’inverse, pour la Mise en Musique du Kiosque de Melnikov (1925-2009), les dimensions originales de l’objet ont été privilégiées au détriment de la référence musicale.

Les doutes, les imprévus de la production intéressent Michel Aubry en ce qu’ils renseignent le savoir-faire de la fabrication, comme lorsque l’on retourne un gant. A rebours du métier de copiste ou de faussaire qui s’attachent à reproduire au plus près la forme finale, il s’agit plutôt pour Michel Aubry de mettre en pratique des situations, dans une démarche proche de la science expérimentale. Ainsi il s’attacha à «mettre en musique» le Monument à la IIIème Internationale de Vladimir Tatline, en incluant sa part de bricolage et exposant ainsi sa nature de projet, plutôt que l’objet lisse et esthétisant tel que parfois reproduit dans les musées.

De même, la structure du Pavillon Soviétique, conçue à l’origine en métal par Melnikov dût finalement être construite en bois — différence invisible mais idéologiquement capitale — signe que l’avant-garde était confrontée à la réalité économique du temps. Au Crédac, Michel Aubry expose sa réplique à l’échelle 1:10, devenue sculpture de roseau et de bois, la reconstitution devenant expérience et mémoire active.

Enfin La Loge des Fratellini (2005) que Rodtchenko visita à Paris est réaménagée au Crédac. L’antre des trois célèbres frères clowns était un lieu fascinant, sorte de cabinet de curiosités du spectacle; devenu chez Michel Aubry un espace d’exposition nomade en soi, il est aussi l’outil accompagnateur de ses films, en attente de tournages.

S’il est question «d’éprouver une nouvelle fois» le processus de production, il s’agit aussi de repenser l’héritage de ces œuvres en les reconstruisant. En effet, autrefois pensées comme opérantes dans la réalité sociale, aujourd’hui «lissées» par l’histoire de l’art, devenues icônes, disjointes de leur contexte politique et économique, quel statut prennent ces créations historiques?

En retournant le problème de «perte du modèle», fondateur en sculpture, les stratégies de re-fabrication de Michel Aubry impliquent un déplacement ontologique des œuvres par rapport à leur modèle: en mutant du champ des arts décoratifs vers celui des arts plastiques, elles s’autonomisent; devenues non-reproductibles et non-fonctionnelles, leur portée esthétique, politique et sociale est pourtant réactivée à l’aune d’un contexte renouvelé. Etrangère à tout modèle idéologique, à toute forme générique, sa démarche engage plutôt les notions d’unicité, de réversibilité et de déplacement constant de la forme. Comme Rodtchenko et Melnikov, Michel Aubry fait figure de chercheur, poursuivant un objet toujours élusif, à l’image des héros de The Searchers, titre de l’exposition emprunté au film de John Ford de 1956.

En appelant aux savoirs de l’historien, du musicologue et de l’artisan, Michel Aubry continue ici de déployer un système original de représentation de l’histoire des formes, significatif d’un regard contemporain qui s’enrichit des strates de son passé.

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