ART | CRITIQUE

The political Line

PFrançois Salmeron
@11 Mai 2013

Cette rétrospective consacrée à Keith Haring tend à démontrer que l’œuvre de l’artiste new yorkais ne se limite pas à des dessins lumineux et joyeux déclinés sur des tee-shirts ou des posters vendus dans les fameux Pop Shop. Car son propos est éminemment politique, critiquant les valeurs établies et dénonçant les injustices.

Co-organisée avec le CentQuatre, cette rétrospective du Musée d’art moderne de Paris nous invite à reconsidérer l’œuvre de Keith Haring, artiste emblématique des années 1980 dont les dessins et les figures habitent l’inconscient collectif. En effet, depuis la création des fameux Pop Shop en 1986, de nombreux produits dérivés reprennent le vocabulaire graphique de Keith Haring, l’édulcorant alors quelque peu, réduisant ses œuvres à de simples dessins lumineux habillant nos tee-shirts ou les posters que l’on affiche dans nos chambres d’ado.
Car l’ambition de «The Political Line» est justement de rappeler que le propos de Keith Haring est profondément politique, signe d’un artiste dont l’esprit est pleinement conscient des problématiques sociales, idéologiques, sanitaires ou environnementales de son temps.

On découvre ainsi d’emblée que le vocabulaire de Keith Haring est déjà quasi totalement constitué dès le début des années 1980. La figure du chien est notamment présente dans ses premières œuvres. Elle apparaît alors comme une menace pour l’individu et pour la foule. Car le chien nous flique lorsqu’il aboie, il nous course lorsque nous prenons trop de liberté, il nous mord pour nous blesser, nous effrayer et nous aliéner, en somme. Mais Keith Haring semble surtout nous avertir que c’est avant tout l’homme qui est un loup pour lui-même, suivant la célèbre formule du philosophe anglais Hobbes.

En effet, les idéologies forgées par les hommes sont porteuses de violences et de ségrégations. L’individu se trouve sacrifié sur l’autel de la religion ou de l’Etat. Il se met à genoux, avance à quatre pattes (comme un chien encore), et se soumet volontairement aux valeurs prônées par les institutions. A travers les peintures sur bâche, on perçoit bien des croix barrant le visage des individus, des masses menacées, des crucifix venant percer les corps et les abîmer, des bâtons venir les cogner comme des matraques. A l’arrivée, les hommes sont étranglés, écartelés, tiraillés et torturés par les intérêts contradictoires qui les agitent.

Le geste artistique de Keith Haring se charge donc d’une portée politique, rebelle, contestataire. Elle est également revendicative et ironique. Derrière les figures archi connues de Keith Haring se trouvent des œuvres mordantes. Une truie dégueulant un fleuve d’objets issus de la société de consommation, dans lequel les hommes se noient ou tentent désespérément de téter les grosses mamelles de l’animal.
Un autre porc au groin vert écrasant sous son poids des masses d’hommes (une manière ironique de dire que l’argent n’a pas d’odeur?). Et les icônes de l’impérialisme politique, économique et culturel des Etats-Unis, se trouvent détournées et caricaturées: marque de soda, Mickey Mouse ou encore Andy Warhol.

On découvre également des photographies des «subway drawings» de Keith Haring, réalisés illégalement dans le métro de New York, l’enjeu étant notamment de produire de «l’art pour tous». Car Keith Haring est un artiste profondément attaché à la diffusion publique de son œuvre. Il la veut immédiatement accessible et lisible à son spectateur. En ce sens d’ailleurs, la scénographie extrêmement claire mise en place par le Musée d’art moderne de Paris, rend les bâches de Keith Haring extrêmement abordables et déchiffrables pour tous. On regretterait juste de voir ces immenses œuvres «enfermées» dans un musée. On aurait envie de les voir se déployer magistralement dans la rue, le métro ou tout espace public.

Et si Keith Haring est issu d’une école d’art et se réfère parfois à l’histoire de la peinture, ses tracés font écho au graphisme des bandes dessinées, et ses «subway drawings» nous renvoient en partie au «street art» ou au graffiti. L’artiste affectionnait également les grandes peintures ou fresques réalisées sur des bâtiments, travail titanesque qu’il effectuait comme à son habitude, en écoutant des mix de musique pop ou hip hop.
Ainsi, Keith Haring a dessiné sur les panneaux de publicité du métro, exposant ses œuvres au regard de tous quotidiennement. Le public a besoin d’art et y a droit. En cela, l’artiste brave les interdits et enfreint les règles, quitte à se faire arrêter alors qu’il peint.
On découvre également l’esprit facétieux de Keith Haring qui détourne des titres et photos de journaux pour ridiculiser le président Reagan (Reagan Ready to Kill) ou la figure emblématique du pape (Pope Killed for a Hotstage).

La fougue des peintures de Keith Haring s’attaque aussi aux «mass media» et la religion, instruments de manipulation et de contrôle. Les crucifix transpercent à nouveau les corps, la bible brûle sous les yeux du serpent du Jardin d’Eden, les robots piétinent les foules, la télé prend la place de nos cerveaux, on nous coupe les parties génitales pour nous punir de nos péchés.

Dans ses revendications enfin, Keith Haring s’attaque à des sujets de société tels que le racisme et l’apartheid sud-africain, notamment avec la superbe bâche Michael Stewart, USA for Africa, l’éducation et la santé, l’écologie et la préservation de l’environnement (Brazil, The Tree of Monkeys), la lutte contre le risque de guerre nucléaire lors de la Guerre Froide.

Les questions de la sexualité et de la mort sont des enjeux essentiels qui traversent l’œuvre de Keith Haring, artiste homosexuel décédé des suites du sida à 31 ans seulement, et qui viennent clore le parcours de l’exposition. Keith Haring milite alors contre les drogues et pour le sexe protégé. Il crée une fondation afin de soutenir l’éducation des enfants défavorisés, la recherche et les soins liés au sida. Ses dernières œuvres attestent d’une certaine sagesse face à la maladie, Keith Haring laissant entendre que la vie continuera bien avec ou sans lui, de même que l’art, alors que l’on contemple, bouleversé, une peinture violette laissée inachevée (Unfinished Painting).

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