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The Last Movie

PGérard Selbach
@12 Jan 2008

Une installation sur l’effet-cinéma et nos rapports à la caméra : comment le public réagit-il en présence d’une caméra, même factice ? En quoi une caméra, même en bois, modifie-t-elle le comportement de chacun d’entre nous ?

Au moment où le Festival de Cannes célèbre Fellini, la Galerie Chez Valentin se transforme en plateau de tournage dont le réalisateur est François Nouguiès : une installation composée d’un long travelling en bois, guidant le regard et les pas vers une caméra, deux projecteurs et deux réflecteurs, le tout en contreplaqué naturel. Le décor est planté. Une affiche jaune, moirée de noir, sur le mur du fond de la galerie peinte en blanc, annonce un film : The Last Movie, film by François Nouguiès. L’artiste rend ainsi hommage à Dennis Hopper, le chantre de la contre-culture, et à son film The Last Movie, primé à Venise en 1971, qui faisait suite à Easy Rider, récompensé à Cannes en 1970, mais qui, retiré rapidement de l’affiche, resta confidentiel.

L’installation trouve sa genèse dans la deuxième partie de The Last Movie dont « l’histoire est le tournage d’un western hollywoodien dirigé par Samuel Fuller (qui joue son propre rôle), dans un village péruvien. À la suite de l’arrêt du tournage, un cascadeur (Dennis Hopper) reste sur place. Les villageois, fascinés par le tournage, décident de faire leur propre film et de fabriquer le matériel avec des morceaux de bambou. »
Mais, si la camera est fausse, lorsqu’ils se mettent à jouer, ils poussent le réalisme jusqu’à donner de vrais coups pour faire plus réel. Quant au personnage joué par Hopper, « il finit par se faire embarquer de force dans ce délire collectif, passant pour une sorte de Christ que les villageois ont l’intention de crucifier » pour de vrai.

Il serait, toutefois, restrictif de limiter l’installation de Nouguiès à la source d’inspiration, au déclic créatif dû au film de Dennis Hopper. Nouguiès ne re-tourne pas le film. Ce n’est nullement un re-make. Le travail de l’artiste est de s’approprier l’idée sans procéder à une répétition, de produire une œuvre sans reproduire la production de Hopper, de faire du pareil avec un appareil différent. À l’instar de son installation vidéo Tian An Men Bus 69 (1998), il attend le happening qui ne va pas manquer de se produire avec l’entrée en scène des visiteurs de l’installation ou avec la performance des acteurs potentiels lors du casting annoncé pour son « first movie », le 12 mai.

Sa ré-interprétation déplace et élargit le champ de la thématique. En bon béhavioriste qu’il est, l’artiste cherche à voir de quelle manière le public réagit en présence d’une caméra, même factice, de découvrir en quoi l’intervention d’une caméra, même en bois, modifie le comportement de chacun d’entre nous. Mais, si telle est la problématique centrale, les angles de vue et les éclairages sur l’effet-cinéma et nos rapports à la caméra (signe iconique par excellence) sont multiples.

François Nouguiès joue sur le pouvoir suggestif de la forme. La reconnaissance visuelle de la caméra-objet nous amène à des déductions interprétatives qui, par-delà les apparences trompeuses, nous entraînent à une participation. Le premier gros plan choisi par Nouguiès joue sur notre mémoire cognitive, sur les résonances et les échos qu’inspire mythiquement la caméra, et sur la fascination que suscite l’appareil. L’objet, par sublimation de notre imaginaire, devient symbole du milieu cinématographique, de l’univers hollywoodien, de la vie rêvée des acteurs et de l’accès au statut de stars adulées. Nous sommes plongés dans le monde des feux de la rampe et de la célébrité, des rituels des festivals et des remises d’oscars.

Puis, ce sont les scènes de tournages qui reviennent à l’esprit. Même si cette caméra et ce matériel sont faux, nous les oublions, car ils nous font tout de suite basculer dans l’organisation des équipes de tournage, les directions données par le réalisateur, les prises de vue et le travail des acteurs dans le champ et le hors-champ. Nous avons intégré tout ce code comportemental et ce rituel de tournage; nous revivons ces moments au milieu de l’installation de l’artiste. Par expérience, Nouguiès le sait bien, il attend de nous, non pas une réception passive, mais un engagement, une réaction à ce stimulus perceptif. Les rapports paradoxaux, que nous entretenons avec le cinéma, nous poussent à participer au point que nos affects soient trompés. Nous nous surprenons à nous demander si nous sommes bien dans le champ de la caméra, si nous présentons notre profil le plus flatteur, si nous allons entendre le clap et le cri « action » ou « moteur ». Comme dans le cadre de la télé-réalité, le « spectacle » disparaît. Nous nous prenons au jeu, nous entrons dans le jeu, nous nous prêtons au jeu. Nous donnons libre cours à notre imaginaire, puis passons progressivement de l’identification à l’incarnation. L’installation de François Nouguiès est ce lieu de confusions des sens où nous devenons les acteurs de notre vie. La présence de la caméra change tout et déclenche l’activation d’un potentiel bridé jusqu’alors, comme dans le film de Dennis Hopper.

Et tout s’embrouille. Que d’ambiguïtés entretient le cinéma ! La preuve en sont les termes antinomiques employés pour décrire le jeu des acteurs : vérité et réalité de l’image, réalisme du jeu, expression juste, authenticité des sentiments, vérité du comportement. Langue trompeuse qui démontre que nous passons facilement du jeu de la réalité à la réalité du jeu, du réalisme de l’acteur au jeu de la vie, un code qui renvoie à la civilisation de l’image dans laquelle nous baignons.

Ce qui conduit tout naturellement à cet autre coup de projecteur de l’installation, abordé par François Nouguiès : celui de l’usage de la caméra. Car, en tant qu’objet, cette dernière importe peu. Même en contreplaqué (en fait, surtout parce qu‘elle est en contreplaqué comme symbole d’un monde factice), elle reste essentiellement le symbole de la médiation, incarnant le passage vers le monde cinématographique et son système de représentations, relançant sans cesse la dialectique entre l’art et le réel, entre la technique et la réalité filmée. Nous qui sommes les enfants de la télé, ne voyons le monde « réel » qu’à travers l’œil troublant de la caméra. « Le médium est le message », selon la formule usée et abusée de McLuhan. Le médium transforme notre vision et notre rapport au monde. Or, nous le savons, cette réalité peut être facilement manipulée par les découpages, le montage, les artifices, les trucages numériques et les effets spéciaux. Toutes les valeurs sont inversées dans ce monde cinématographique où il devient impossible de démêler le vrai du faux. C’est le grand jeu des malentendus.

Tout le septième art se trouve donc incarné dans cette installation de François Nouguiès. À chacun de faire son cinéma, et, comme le disent, à juste titre, les organisateurs du Festival de Cannes : « Viva il Cinema ».

François Nouguiès
— The Last Movie, 2003. Installation en contreplaqué, bois et papier : 1 chaise, 1 clap, 1 caméra, 2 réflecteurs, 2 projecteurs, 1 travelling, 1 affiche The Last Movie, film by François Nouguiès. Taille réelle.

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