ART | CRITIQUE

The Devil’s Fidelity

PCamille Fallen
@17 Fév 2012

«The devil, had he fidelity, would be the finest friend» commence le poème d’Emily Dickinson. Il serait même divin, écrit-elle. Comme si le diable devait être fidèle, l’exposition «The Devil’s Fidelity», qui présente six jeunes artistes internationaux, s’annonce donc sous le signe d’une amitié et d’une divinité bien peu ordinaires.

Quand du grec diabolos au latin diabolus, le terme signifie étymologiquement «diviser», diable veut alors dire ce qui sépare tout ce qui, peut-être, n’aurait pas dû l’être: l’apparence de la vérité, l’homme de la femme, le temps passé du temps présent, etc. De Tim Lee à Mark Soo, de Mai-Thu Perret à Cyprien Gaillard, la fidélité démoniaque se manifesterait donc parfois ici dans la marque, la scansion ou la morsure d’une coupure, en deux, en trois, en quatre ou en cinq de certaines des œuvres présentées, à commencer par celles de Tim Lee.

String Quartet. Opus 1., Glenn Gould, 1955 (2010) — titre du seul morceau composé par Glenn Gould, un quatuor à cordes pour violons, alto et violoncelle —, présente ainsi sur quatre écrans vidéos et sous différents angles Tim Lee en train de jouer des quatre instruments, alors qu’en réalité il ne s’agit que de faux semblants résultant du montage.
Solo, Merce Cunningham, 1953 (2010) poursuit également dans cette voie puisque deux photographies reproduisent une posture et une photographie de 1953 de Merce Cunningham, réinterprétation pour laquelle, contrairement au danseur chorégraphe, il aura fallu à Tim Lee deux temps et deux prises (l’une pour le haut du corps, l’autre pour les pieds sur demi-pointes et les mains tendues), visibles dans la dissociation des mouvements en deux cadres.

De son côté, Mark Soo, jeune artiste de Vancouver comme Tim Lee, reprend par deux fois ici le thème du cercle. D’une part, avec sa vidéo récente Several Circles, d’autre part, avec sa pièce No Good Time (Seconds), 2008, horloge dont le cadran lui-même se met parfois à tourner.
Juxtaposition de deux films sur fond de musique techno de Detroit, Several Circles montre sur la première vidéo un bateau à vapeur évoquant le Mississipi de Marc Twain filmé depuis une voiture roulant le long du fleuve, voiture apparaissant elle-même sur la seconde vidéo, simultanément filmée depuis le bateau.
De la vapeur à la combustion, témoin de la révolution industrielle, chaque film offre ainsi, en 35 mm, un point de vue sur une autre époque, tandis que l’ensemble, avant de recommencer, se clôt sur une pixellisation générale qui finit par noyer les deux écrans dans des tableaux picturaux et mouvants.

Indeterminate Parts (2010), travail photographique également divisé en deux cadres distincts présente quant à lui une voiture à l’arrêt, capot entrouvert dans un atelier (« But Devils cannot mend» écrit encore Emily Dickinson). Combinaison de différentes techniques (impression d’un négatif exposé, photogramme, photographie numérique), cette installation est à son tour une réflexion sur l’évolution technologique du médium, tandis que les différentes strates temporelles sont encore tenues ensemble à la façon d’un palimpseste quasi archéologique.

Division, divisibilité et forme d’archéologie encore pour les trois photographies de Cyprien Gaillard, lauréat du prix Duchamp en 2010 et qui a pu dire en 2009 «Je m’intéresse aux défaillances, à la beauté de l’échec et à la chute en général»: beauté du diable peut-être ou bien beauté qui, malgré le démon, demeure par delà ou avec la ruine anachronique de tout ce qui est. Ruine du présent s’ensevelissant archéologiquement lui-même dès le premier instant, que cet instant soit le dernier ou bien qu’il date de mille ans, Cyprien Gaillard, poursuit ainsi ses juxtapositions photographiques pensantes.

Division encore pour le travail de Maï-Thu Perret qui s’articule depuis 1999 autour du projet The Crystal Frontier, dont les protagonistes sont une communauté fictive et utopique de femmes séparatistes et féministes vivant au Nouveau-Mexique. Dans une analogie que Maï-Thu Perret aime à faire avec ses écrivains préférés et la littérature, ses personnages imaginaires œuvrent à travers elle en laissant les témoignages et les traces de leur existence: objets, textes, œuvres d’art, architecture…
«Ce n’est pas moi qui peint, c’est la fourmi à miel», dit aussi l’aborigène du film La Grotte aux rêves perdus de Werner Herzog. Bien qu’il en diffère par l’esprit et par la forme — ici, 2014, 2011, néons en forme de cercles traversés pour certains par des diagonales croisées et Flow My Tears (2011), mannequin argenté de femme de la série présentée à la biennale de Venise en 2011 — le travail de Maï-Thu Perret peut évoquer, sous certains aspects, celui de Marc Pessin, découvreur de la civilisation pessinoise. Mais ici, résolument, comme en marche, seule, vêtue d’une robe noire et de gants noirs, la «perretoise» procède sans homme, volontairement veuve, hors de tout soleil noir de la mélancolie.

Ainsi, d’un monde à l’autre pouvons nous remonter à l’étage de la galerie pour basculer dans celui de Nina Canell. Entre physique et psychique, les installations de Nina Canell, Slight Bend of the Elbow et Mender (2012), continuent d’appréhender et de capter des dimensions imperceptiblement autres, invisibles, presque ésotériques qui, bien que jouxtant la nôtre, composent avec des énergies et des fluides qui semblent ne se révéler qu’à la faveur des expérimentations de l’artiste, à travers les formes de ses installations.

Enfin, Matias Faldbakken, artiste et écrivain vivant et travaillant à Oslo, apôtre du négatif, célèbre la «force motrice» non pas du nihilisme mais du négativisme à travers la recherche de ce qu’il appelle «négation spectaculaire». À travers des gestes destructifs, violents mais toutefois poétiques, il cherche à prendre le contre-pied de la culture dominante.

Pour finir, Moonshine Sculpture (Jugs 24-28), 2010 — cinq formes de bidons en béton dont un partiellement revêtu de son container en plastique — déverse ainsi en plein jour sa lumière ramassée de rayons de lune gris.
Et comme dans la chanson, il y a lieu de se demander «est-ce la main de dieu, est-ce la main du diable» qui a fait miroiter et qui a divisé des soleils trop puissants?

Å’uvres
— Tim Lee, String Quartet, Op. 1, Glenn Gould, 1955, 2010. 4 Channel Hd. 3:40, Continuous
— Tim Lee, Solo, Merce Cunningham, 1953, 2010. C-Prints. 2 Parts: 127 x 101,5 cm chaque
— Mark Soo, Indeterminate Parts, 2010. C-Prints . 2 Parts: Left: 211 x 122cm, Right: 211 x 170cm
— Mai-Thu Perret, 2014, 2011. Neon. 257 x 127cm
— Cyprien Gaillard, Fields Of Rest, 2011. Polaroid, Mat, Aluminum Frame. 72 x 102 cm

 

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