ART | CRITIQUE

The Competition Myth

PFrançois Salmeron
@29 Mar 2013

Karl Haendel interroge quelques unes des figures les plus populaires du mythe américain, à travers une série de dessins monumentaux exécutés au graphite. Par là, «The Competition Myth» tisse des liens entre différentes images provenant de divers horizons, et montre quelles conceptions et idéologies les sous-tendent.

La première surprise qui nous attend lorsque l’on entre dans la salle d’exposition de «The Competition Myth», c’est justement la scénographie qui a été montée pour présenter un ensemble de dessins monumentaux exécutés au graphite. En effet, les murs de la galerie ont été peints en rose, et le sol est couvert d’une épaisse couche de copeaux de bois. Contemplant les immenses dessins placardés sur les murs, qui représentent des joueurs de football américain s’affrontant en plein match, nous avons alors l’impression de fouler le sol d’une arène, où nous seraient relatés les exploits de ces héros et gladiateurs des temps modernes, à savoir les sportifs professionnels.

Ainsi, huit dessins à grande échelle, composés de deux ou quatre feuilles de papier, ont été agrafés aux murs, comme s’il s’agissait de posters trônant dans la chambre d’un adolescent américain ou d’un fan. Chaque dessin représente donc des joueurs de football en plein effort, se livrant des duels acharnés. Les corps des sportifs, équipés de casque, de gants, de crampons et d’épaulettes, se heurtent les uns aux autres, se plaquent, se chevauchent ou s’emmêlent. Certains ont le visage face à terre, d’autres s’élancent, sautent en l’air, se contorsionnent, ou plongent dans l’en-but.
Les corps sont donc en perpétuel mouvement, à la poursuite les uns des autres, afin de contrôler le précieux ballon ovale. Les dessins de Karl Haendel demeurent ainsi extrêmement rigoureux et précis dans leurs traits, donnant vie à chaque détail ou à chaque expression qui se devine sur le visage des sportifs (effort, fatigue, tension, surprise).

Cependant, chaque scène se déroule sur un fond noir, accentuant par là la dramaturgie des affrontements. Aucun public, aucune tribune de stade, aucun entraineur, remplaçant ou journaliste en bord de pelouse: les dessins se focalisent uniquement sur les joueurs de champ, incarnant le mythe de la virilité, de la réussite ou du dépassement de soi.

Car le football américain, comme tout sport populaire, produit des héros et des mythes. Les sportifs de haut niveau se trouvent en effet «starisés», comme toute vedette du monde du spectacle. Le nom et le numéro fétiche de chaque joueur sont floqués sur les maillots, affirmant leur identité. On pourrait toutefois soupçonner les joueurs d’être étiquetés comme des bêtes, chacun ayant reçu un numéro propre, ou de n’être que des hommes-sandwiches portant les couleurs et l’emblème d’une puissante franchise, ou le logo d’une marque.
Car le sport n’est pas qu’animé par le culte de la victoire. Le sport est un vecteur de spectacle, de divertissement, de consommation et de publicité. De même, le sport universitaire est un moyen d’ascension sociale dans le pays, pour les étudiants qui souhaitent jouir d’une bourse par exemple. Aussi, on comprend bien que le jeu se trouve vite débordé par les enjeux financiers et sociaux qui se greffent à la discipline sportive.

En ce sens, Karl Haendel ne cherche pas à rendre hommage au mythe de la compétition sportive. Il s’interroge plutôt sur le statut de ces hommes érigés en modèle pour les jeunes notamment, parfois contraints de se doper pour encaisser les chocs et les cadences effrénées des calendriers, et vendus à prix d’or par les dirigeants de club. Par là, ils acquièrent un statut tout à fait ambigu: à la fois héros et célébrités reconnus pour leurs exploits, mais également marchandises, objets vecteurs de valeur marchande ou d’échange —comme s’ils étaient vendus plus ou moins chers selon leurs qualités physiques et leur apparence, comme des esclaves.

Le propos de Karl Haendel revient alors à remettre en question le statut de certaines figures populaires et mythiques des Etats-Unis. Il tisse ainsi des liens entre différents sujets relayés par les médias et les journaux, et cherche à voir quelles conceptions communes les unissent. Les joueurs de football américain se trouvent en ce sens confrontés au portrait d’une miss, elle aussi soumise au rude régime de la compétition et de la concurrence.
Le portrait de la miss est présenté horizontalement sur un socle carré en contre-plaqué. En réalité, cette œuvre est le fruit de la juxtaposition du portrait de deux jeunes femmes (une blonde et une brune), dont les traits coïncident presque parfaitement. Les jeunes femmes, malgré quelques différences physiques, dans leur coiffure ou leur style, sont pratiquement interchangeables. Surtout, elles se confrontent à des critères de sélection, ainsi qu’aux regards des jurés ou des spectateurs —à l’image des sportifs professionnels.

Footballeurs et miss sont finalement à la fois admirés, et sujet à des tests avilissants. C’est pourquoi leurs figures se trouvent être mises en regard avec la reproduction d’une copie de l’«Emancipation Proclamation», signée en 1864 par Abraham Lincoln lors de la Guerre de Sécession. Auctioned Emancipation établit alors une connexion entre la condition des esclaves et les figures populaires de l’Amérique moderne.

Aussi, l’œuvre de Karl Haendel a été recouverte de goudron (autrefois, on couvrait parfois les esclaves de cette matière, et on les roulait ensuite dans des plumes ou de la sciure), et rapporte qu’une copie de ce fameux document a été vendue pour la coquette somme de 20 millions de dollars récemment. Comme quoi, tout s’achète dans un monde moderne (documents, œuvres ou joueurs de foot) où l’important n’est pas de participer à la compétition, mais de gagner et de posséder.

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