ÉDITOS

Tension haute, idées basses

PAndré Rouillé

Décidément, les zélateurs du « sensible » et de la peinture-peinture reviennent en force, et… très en colère ! Alors que Jean-Luc Chalumeau (lire l’éditorial de la semaine dernière) glissait benoîtement dans un livre récent cette affirmation extravagante que «l’art contemporain est une réalité, mais [que] ce n’est pas de l’art», voici aujourd’hui qu’une pétition circule en direction du Ministre de la Culture.

Après avoir assuré que «la coupe est vraiment pleine pour la plupart des acteurs de l’art d’aujourd’hui en France», la pétition appelle à signer et à adresser au ministre un Manifeste intitulé «Un art pour l’homme».

Eh bien, ce manifeste, je ne le signerai pas.
Si l’on peut évidemment s’accorder sur le fait que les situations de l’art et des artistes sont aujourd’hui en France excessivement préoccupantes et précaires, et que d’importantes mesures sont nécessaires, encore faut-il qu’elles fassent l’objet d’analyses suffisamment pertinentes pour être opératoires.
Ce n’est malheureusement pas le cas avec ce Manifeste soutenu par le magazine Artension : il exprime une haute tension d’exaspération, mais trahit un niveau bas de pensée. Et pire encore.

En des termes manifestement inspirés par la rhétorique de l’actuelle majorité présidentielle, le Manifeste diagnostique une «fracture» dans le «champ de la création et de la diffusion des arts plastiques en France [qui] se trouve aujourd’hui coupé en deux parties bien distinctes», totalement étanches et aux intérêts rigoureusement inconciliables.

Cette fracture artistique, posée comme fondatrice du malaise actuel, opposerait la minorité dominante des «institutions et du grand marché international» à la grande «majorité des créateurs de ce temps ainsi que de leurs diffuseurs et de leur public».
Une minorité dominante est ainsi accusée de satisfaire égoï;stement ses «intérêts extra-artistiques» (politiques, médiatiques, administratifs ou spéculatifs) en ignorant, méprisant, et vampirisant même, la majorité qui, dans la plus pure démagogie populiste, est présentée comme «la plus réelle, riche, inventive, diversifiée, inscrite dans le présent et ouverte sur l’avenir». Rien moins.

L’ennemi désigné de l’art et des artistes résiderait donc dans la collusion entre les «institutions» et le «grand marché international». En d’autres termes, qui ne sont pas utilisés dans le Manifeste, mais dont on perçoit les résonances politiquement très à droite, l’ennemi serait à rechercher dans une connivence objective entre l’«établissement» et le «capital mondialisé».

Dans le «désastre» ainsi décrit, le trait d’espoir proviendrait des «quelques rares frémissements vers un retour du sensible — et de la peinture — [qui] peuvent être décelés ici ou là dans les lieux institutionnels».

Par touches successives s’esquisse ainsi une image à la fois politique, sociale et esthétique où s’affiche la détestation des avant-gardes historiques du début du XXe siècle; où l’action du ministère Lang est dénoncée de façon à peine voilée comme responsable de l’«empoisonnement de la vie culturelle» ; où, dans la foulée, et de façon rituelle, sont remis en cause les «dispositifs et critères de soutien à la création», tandis qu’est demandé un «réexamen des finalités et fonctionnement des Frac, des Drac, des Centres d’Art contemporain».

Toute cette offensive menée sous la bannière d’un «Art pour l’homme» vise en fait à obtenir la plus large décentralisation possible pour les arts plastiques, à faire émerger un «marché intérieur de proximité» pour l’art et, sur le plan directement esthétique, à permettre la «réhabilitation de la pensée sensible et poétique» et la restauration de l’hégémonie de la peinture.

Les rédacteurs du Manifeste privilégient la régionalisation de la scène artistique alors que c’est d’un déficit criant de présence internationale dont souffre l’art contemporain français.
Opter pour un «marché intérieur de proximité» contre un «grand marché international» consiste à faire le choix du repli économique qui se traduirait vite par des replis esthétiques et théoriques, tant les numéraires, les formes et les idées circulent aux mêmes tempos dans les mêmes espaces.

Alors que l’humanisme affiché du titre inscrit le Manifeste dans une ouverture positive, une Renaissance, c’est une Restauration obtuse qui est proposée au travers d’une longue déclinaison de retours, de réhabilitations, de replis, de fermetures, de rejets.
C’est moins un art pour l’homme qui est envisagé qu’un art contre l’art tel qu’il s’invente aujourd’hui avec ses fulgurances, ses innovations formelles et signifiantes, autant qu’avec ses hésitations et ses égarements.

La question de l’art aujourd’hui n’est nullement un quelconque retour à la peinture (qui ne souffre d’aucune éclipse), ni une bien vague «réhabilitation du sensible», ni d’ailleurs une posture inverse.
La question consiste à inventer, à faire advenir des formes, des matériaux et des dispositifs capables d’exprimer des sens nouveaux, de les extraire des plis du présent. Inventer sans suivre une ligne fixe et régulière, ni reprendre des formules déjà éprouvées — la peinture, le «sensible» —, mais en traçant pas à pas un sillon nécessairement tortueux, avec ses bifurcations, ses hauts et ses bas. Avec, aussi, le risque de s’exposer aux sarcasmes et à l’incompréhension des observateurs approximatifs.

Les œuvres de l’art contemporain ne sont bien sûr pas toutes également inventives, toutes n’ont pas la même pertinence, mais toutes manifestent l’invention comme un possible et même une nécessité d’aujourd’hui. Elles se distinguent des autres œuvres du moment dans la mesure où en elles l’art n’est pas revenir mais devenir, non pas se retrouver mais accepter de se perdre.

André Rouillé.

Texte du manifeste

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Yang Fudong, Lock Again n°1, 2004. Impression numérique Lambda. 114 x 86 cm. Courtesy galerie Marian Goodman.
Jean-Luc Chalumeau, Histoire de l’art contemporain, Coll. 50 questions, Paris, Klincksieck, 2005.

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