INTERVIEWS

Taysir Batniji

Je ne suis pas que Palestinien, je suis aussi artiste. Je souhaite que mon travail soit compris et accepté parce que c’est un travail artistique. Les autres te regardent à travers ce préjugé, ce prisme du Palestinien que tu es.

Entretien réalisé le 15 janvier 2004 à la Cité internationale des arts de Paris, par Mélanie Barthélemy et Adrien De Melo pour paris-art.com. Relu et amandé par l’artiste.

« Nul n’est tout à fait mort. Il n’y a que les âmes / Qui changent d’apparence et de résidence ». Es-tu de ces âmes qui changent de résidences (plus que d’apparences, sans doute) dont parle le poète palestinien Mahmoud Darwich dans son dernier recueil de poésies, Murale?
Oui, mais le fait de changer de résidences n’est pas forcément voulu. Peut-être cela pouvait-il être désiré lorsque je résidais en Palestine. Je rêvais de partir et d’explorer d’autres horizons. Mais au moment de réaliser ce rêve, le Voyage ne me passionnait plus réellement. Si je me rends dans un lieu, ma curiosité réside davantage dans l’échange que je peux avoir avec celui-ci, avec toujours un objectif précis. Je n’aime pas parcourir le monde en touriste, d’ailleurs en tant que Palestinien les visas sont très difficiles à obtenir. Je me suis ainsi convaincu, presque naturellement, de ne pas trop aimer les voyages.

Mais tu te déplaces généralement beaucoup…
Oui, je me trouve souvent dans cette situation, d’autant que je m’attache à tous les lieux où je passe. Même un court instant dans une ville vient faire partie de moi. C’est un état important dans ma vie. Mais j’ai vite compris qu’il existait une frontière imaginaire entre les lieux où l’on est et les endroits rêvés. Si l’on me demande où je vais, l’ensemble des destinations de mon existence défile devant moi et je prends un certain temps à donner une réponse.

Quelle influence a eu Mahmoud Darwich sur ton travail?
Mahmoud est un de mes poètes préférés. C’est le dire d’une façon stéréotypée, mais je me trouve beaucoup dans sa poésie. Je l’ai pris comme point de départ pour mon travail d’artiste en créant un lien direct avec l’un de ses poèmes. Il s’intitule Ahmed, l’Arabe: « Dans toutes choses Ahmed trouvait son contraire. Pendant vingt ans, il voyage; pendant vingt ans; il pose des questions; pendant vingt ans sa mère est en train de le mettre au monde; sous le bananier, il réclame une identité. Il est frappé par un volcan ». La traduction n’est pas tout à fait fidèle à la langue arabe, mais l’idée générale est identique.

Cela correspond à un moment particulier de ta vie, n’est-ce pas?
C’était le moment où je me posais de réelles questions: l’existence, mon pays, le déroulement de l’histoire. Lorsque l’on vit la réalité palestinienne, l’incorporation en soi de celle-ci est naturelle. Ainsi, tant que nous ne voyons pas d’autres choses ou vivons d’autres expériences, la réalité environnante est une partie de nous-mêmes. Mais dès l’instant où cela se produit, comparer devient une obligation.
A mon arrivée à Naples en 1992, aucun contrôle des papiers ou oppression directe n’existait. Tant de libertés m’ont fait peur, c’était trop d’un coup. C’est à ce moment précis où mon identification à la poésie de Mahmoud Darwich s’est révélée. J’avais l’impression de vivre à chaque instant une renaissance, à chaque nouvelle question soulevée. Rien n’est ainsi accompli, tout est toujours en devenir, en réalisation.

Tu reviens du Sénégal, du village natal du poète (et ancien président) Léopold-Sédar Senghor, Joal-Fadiouth, situé au sud-ouest de Dakar, une résidence internationale de trois semaines en compagnie d’autres artistes internationaux.
Cette résidence m’a été proposée il y a un an sur le thème de « L’Universel: Dialogue avec Senghor ». Le thème porteur du projet n’était pas forcément l’une de mes préoccupations, mais il pouvait constituer une découverte, car je n’étais jamais allé en Afrique auparavant. C’était l’occasion de rencontrer une autre culture et de sortir des réflexions que j’aborde dans mon travail. Rendre hommage à Senghor, c’était rencontrer les gens et dialoguer avec eux, parce que cela me semblait correspondre à son message. De plus, la façon de penser l’universel aujourd’hui, sous les traits de la mondialisation, est très différente de la conception de l’époque. J’ai donc essayé, lors de la résidence, de développer cette optique. Le contexte était totalement différent de la réalité qui me touche, celle de la Palestine aujourd’hui. C’était une manière de me mettre à l’épreuve: est-ce que je suis là parce que je suis Palestinien? Ou suis-je capable d’exprimer autre chose et d’entrer en contact avec d’autres réalités?

Qu’est-ce qui a résulté de cette expérience nouvelle pour toi?
Depuis quelques jours, j’ai commencé à travailler sur les rushs et je me pose la question de savoir si je ne tombe pas dans l’exotisme. Comment trouver un lien entre l’ensemble de mon travail et ce projet très différent? Ce fut une expérience fort intéressante pour laquelle il faut un temps d’assimilation tant sur le plan personnel qu’artistique. Parfois, je trouve dommage qu’en tant qu’artiste un travail final nous soit demandé ou un résultat attendu dans le cadre des résidences. Je me sens alors dans cette obligation de réaliser, de produire. Quand je réalise une œuvre cela prend du temps et se construit petit à petit.

Entre le système-résidence qui dicte une obligation de résultat « artistique » et le processus de création d’une œuvre, ce sont des conceptions différentes du temps, n’est-ce pas?
Effectivement. Je peux commencer une œuvre et l’arrêter, puis la reprendre, parfois un ou deux ans après. La résidence est un moyen de vivre et de travailler, car c’est un espace de création, mais je ressens le poids d’une contrainte et un devoir de créer en échange. Je préfère travailler de mon propre chef et après seulement, les organisateurs acceptent ou n’acceptent pas. Je ne conteste pas totalement le système des résidences, cela a de très bons aspects, mais elles ne tombent généralement pas au bon moment.

As-tu déjà postulé pour des résidences avec un projet spécifique?
Non, ou très peu de fois. Maintenant que j’ai plus de projets, je n’en ai plus envie. Mais, les démarches administratives ne me conviennent pas. Pour les deux précédentes résidences, ce sont les responsables qui m’ont directement sollicité. Je n’aurais peut être jamais postulé de moi-même.

Souvent on te présente comme photographe ou vidéaste, mais ce que l’on sait moins c’est que tu es peintre de formation. Quel moment de ta vie se rattache à la peinture? Qu’est-ce qui a été le déclencheur du changement?
Depuis douze ans, je ne possède plus réellement d’atelier, car je me déplace en permanence. Les seuls médiums avec lesquels je peux travailler sont donc la photographie et la vidéo. Entre temps, j’ai aussi réalisé des installations, des performances (Voyage impossible, Galerie K&S, Berlin, 2002). Je trouvais que ces médiums correspondaient bien à ma situation. Toutefois cela me gêne d’être appelé photographe ou vidéaste, car je ne peux prétendre être l’un ou l’autre. Plasticien, est le terme qui conviendrait le mieux: il regroupe tout et me permet d’être libre. Je peux voyager entre les disciplines et les médiums, quand je veux, selon les idées que j’ai.
En Palestine, dans le département des Beaux-Arts à Naplouse, où j’ai eu ma première formation, la conception de l’art et de l’artiste se réduisait à la peinture et la sculpture académiques: un artiste doit travailler de ses mains. La photographie était quelque chose de tout à fait étranger et représentait surtout, avec la vidéo, un moyen de documentation. Initialement, ma formation de peintre reposait sur un apprentissage occidental : on apprenait à dessiner une nature morte, un paysage, un portrait, mais pas le nu qui était interdit. Dans un certain sens, cela m’a aidé et servi par la suite. Mais à l’époque, j’ai été bloqué et, de fait, mon ouverture à l’univers de la création artistique a été plus tardive. A contrario du peu d’informations auquel nous avions accès, j’ai commencé à me libérer de la contrainte académique par tous les moyens. En peinture, j’expérimentais beaucoup sur la matière et la forme. J’ai ainsi toujours gardé cette envie de chercher à m’exprimer autrement, de trouver un langage qui m’est propre et de pouvoir me situer.

La situation que tu décris perdure-t-elle aujourd’hui?
A l’époque, une poignée d’artistes sortait déjà des normes, mais leur nombre était très restreint. Aujourd’hui, la situation a changé avec les jeunes générations d’artistes, même s’ils rencontrent toujours les mêmes difficultés, car les conditions d’existence sont les mêmes qu’il y a vingt ans. Cependant, certains accèdent à des programmes de résidences ou sont invités pour des expositions, par le simple fait que l’on s’intéresse plus « artistiquement » à la Palestine. Parmi les professionnels arabes ou occidentaux de l’art, certains aident les artistes à sortir du territoire ou leurs apportent des ouvrages pour qu’ils puissent mieux connaître l’environnement artistique et culturel à plusieurs échelles. C’est un acte presque de résistance que de s’ouvrir!

Si je te dis Suleiman Mansour, Tayseer Barakat, Nabil Anani. Qu’est-ce que ces noms d’artistes palestiniens t’évoquent?
Ils appartiennent un peu la « vieille » génération. Ils représentent une période de l’histoire de l’art palestinien, ou plutôt d’un mouvement artistique. L’histoire a voulu que l’art en Palestine soit intimement lié à la politique et que l’engagement des artistes soit, parfois, partagé entre politique et artistique. À l’époque, on ne citait pas un artiste sans citer son appartenance politique ou idéologique. Eux, et d’autres, sont représentants de cette époque. Dans le même temps, ils ont eu un rôle important pour faire connaître la question palestinienne. Ils ont aussi gagné une certaine popularité au sein de la population palestinienne et à l’étranger. Par contre, ils ont crée une série de clichés et des motifs que les générations d’après ont eu du mal à gommer. Cela est devenu récurrent dans le travail des artistes et peu novateur.

Est-ce que tu veux dire que la seconde génération d’artistes tente d’échapper à cette condition?
Elle essaye de refuser les clichés. Auparavant il existait une certaine reproduction entre l’offre et la demande qui était toujours la même. On attendait une image de l’artiste et celui-ci l’exécutait, mais il y a eu un ras-le-bol aussi bien du côté des artistes que de la population elle-même. Parce qu’au final la Palestine, ce n’est pas seulement conflit, sang et fils barbelés !

Quand a eu lieu ce « ras-le-bol »?
Je pense que cela date de la première Intifada. Car à l’époque nous pouvions assister à un fort bouillonnement littéraire. De nombreux poètes, écrivains et comédiens ont alors émergés. Des délégations, non exclusivement composées de politiciens, se rendaient souvent en Palestine, car ils souhaitaient prendre contact avec les Palestiniens et comprendre leur situation. La vision en Europe de la Palestine était celle de groupes terroristes et non d’un peuple et de son histoire. Puis l’attention s’est progressivement portée sur les artistes. L’Intifada a réveillé un espoir très présent à travers ce mouvement de révolte. Le sentiment que nous étions en train de tout changer nous traversait. Alors qu’un grand découragement gagnait la population suite aux accords d’Oslo, moment où la paix était proche, les événements successifs ont encouragé ce désespoir tout en nous éloignant de cette paix.

Tu te situes donc dans cette seconde génération d’artistes. Est-ce qu’en tant qu’artiste palestinien tu ressens une forme de catégorisation nationaliste lorsque l’on fait appel à toi? Par exemple lors de l’atelier de Joal-Fadiouth?
Au début je pense qu’il y a toujours la volonté de colorer le groupe, une sorte de variation pour créer un melting-pot…

Avec un côté exotique?
Il y a eu un peu de cela, mais pas au final. Pour la résidence à Joal, la décision est revenue au directeur financier qui fut coopérant en Palestine et puisque le projet parlait d’universel:  » Pourquoi ne pas intégrer le travail d’un artiste palestinien? « . L’idée d’universel rejoignait ici l’idée du politique. Le directeur artistique est ainsi parti à la recherche d’artistes en Palestine; sans succès. Il m’a alors contacté pendant que je séjournais à Marseille. Après avoir vu mon travail, sa vision a changé, je crois.

Et d’une manière générale, comment es-tu perçu par les professionnels de l’art contemporain?
D’une manière générale, je suis avant tout perçu comme un artiste palestinien. Soit les commissaires d’exposition et les artistes s’intéressent à mon travail parce que je suis Palestinien, soit le contraire: ils essayent de me mettre à l’écart. C’est à double tranchant. Mais je ne peux éviter que les professionnels s’intéressent à mon travail à cause de ma nationalité et parce qu’il est en rapport avec la Palestine. Je suis content quand mon travail parvient à sensibiliser les gens par rapport à la Palestine. Ma gêne est née de l’acceptation immédiate de toutes mes œuvres : aucun jugement n’est réellement porté sur mon travail ou sa valeur artistique pour le simple fait que je suis Palestinien. Je ne suis pas que Palestinien, je suis aussi artiste. Je souhaite que mon travail soit compris et accepté parce que c’est un travail artistique. Les autres te regardent à travers ce préjugé, ce prisme nationaliste et historique du Palestinien que tu es. J’ai même été appelé « propagandiste », alors que mon travail ne se situe pas du tout dans la démonstration d’une vision politique. Je fais des choses parce que je les ai vécues et les vis. Il m’est impossible de m’en détacher. C’est ma façon de faire face à cette réalité.
Depuis deux ou trois ans, et l’exposition réalisée à Paris, le travail en vidéo facilite la diffusion de mes œuvres. J’ai donc eu beaucoup de retour. J’ai participé à plusieurs manifestations qui n’ont rien à voir avec la solidarité ou avec le fait d’être Palestinien.

Quel était justement le projet de la Représentation arabe contemporaine à la Biennale de Venise en 2003 et à laquelle tu as pris part?
L’idée de la RAC est de mettre en jeu la représentation arabe elle-même. Pour Catherine David, la représentation était prise au sens large et pouvait atteindre le politique, le culturel et le littéraire. Dans le projet, il y avait des architectes, des écrivains, des intervenants politiques, et le choix artistique même reposait sur l’ambiguï;té de la « représentation arabe ». Par exemple, un artiste présentait un « pseudo fond documentaire », une fondation arabe pour l’image, travaillant l’idée de fiction, d’autres ont traité les frontières, la ville, la mémoire. Mon travail reposait sur des prélèvements photographiques des murs et portes de Gaza. Ce sont des tracts, des photocopies collées, représentant des portraits de martyrs palestiniens, ou d’autres affiches et slogans. Cinq écrans étaient suspendus dans la salle sur lesquels étaient projetés cinq travaux dont mon diaporama réalisé en 2001 à Gaza.
Il revient à Catherine David le courage d’avoir tenté cette expérience délicate dans un contexte hostile au monde arabe. D’où l’importance des curators. Je pense que le projet visait à exprimer que le monde arabe n’est pas toujours une source de bouleversements: il existe aussi une vie culturelle et artistique, certes minoritaire sur le plan international, mais qui a une certaine ampleur. Force est de reconnaître que d’autres événements et priorités viennent souvent couvrir cette réalité. Le Pavillon de l’Arsenal où se situait la RAC montrait une autre facette, différente de celles diffusées par les médias. C’est une des raisons de ce projet: faire face aux images et clichés sur le monde.

« Quel est le devenir de l’identité palestinienne face à cette disparition de l’inexistant? », c’est une question qui t’obsède? Quel est cet inexistant, cette absence que tu évoques dans tes œuvres?
C’est une question qui reste en suspens. Q’est-ce qu’on va devenir? Cela reste une question ouverte, comme un arrière-fond qui est là, surtout aujourd’hui lorsque l’on voit son existence grignotée d’un point de vue physique et territorial, mais aussi spirituel. En Palestine, tu es déconnecté, tu n’arrives pas à maîtriser ton temps: exister dans le temps et dans l’espace en même temps, c’est un défi impossible. Tu es soit dans l’un ou dans l’autre ou bien en dehors des deux, comme l’affirmait Mahmoud Darwich et le titre de la biographie d’Edward Saï;d, En dehors de l’espace. C’est ça l’existence palestinienne, en dehors de l’espace et du temps: ne pas maîtriser l’histoire, une existence en devenir et pourtant en suspens.

Certaines de tes œuvres de jeunesse sont devenues par la suite la matière première d’installations, sous la forme de toiles peintes enroulées portant sur elles des pochoirs?
Quand j’ai quitté le champ de la peinture, au sens traditionnel, c’était justement avec cette série de travaux parce que la pratique picturale limitait l’expression de mes idées. De plus j’étais toujours taxé d’être influencé par l’art occidental des années 50 à nos jours. Alors que je n’ai eu qu’un regard encyclopédique sur ce dernier.
J’avais envie de retourner à la source, de sortir de moi-même parce que la peinture reste, à mon sens, un moyen d’expression très personnel et de l’ordre de l’impulsion plus que de la réflexion.
J’avais besoin de réfléchir à mon vécu et je me suis trouvé dans une situation de confrontation identitaire et culturelle au sens constructive de terme. Soit tu te fonds,  » tu t’intègres « , soit tu t’affirmes et tu prends position. J’avais donc besoin de me situer: d’une part, en rapport à l’art en occident, et d’autre part, à la situation politique.
J’ai commencé par ces travaux qui utilisaient mes anciennes toiles, comme si je cachais ma position en me présentant à travers un masque. Mon travail par la suite fut plus réfléchi. D’ailleurs quelques-uns de ces travaux sont revenus dans d’autres installations et ont pris de nouvelles formes. Il y en a peut-être encore à développer. Mais pour moi un travail est toujours en devenir.
Les pochoirs sur les toiles indiquaient ce passage entre la peinture et le travail que je poursuis aujourd’hui. Ce n’était pas une négation, car cette période fait partie de mon histoire. C’était une façon d’affirmer ce passage. Mais je recherchais surtout le lien avec la réalité, l’histoire, et la politique. Lors de mes voyages hors de Gaza, je portais souvent les rouleaux de toiles avec moi — de la même façon que je les ai emballées pour mes installations — en y ajoutant le terme « inflammable » comme une sorte de provocation visant à poser la question: « Est-ce que l’art est inflammable? » Un objet si dangereux pour que je sois contrôlé en permanence par les gardes frontières? Lorsque je passais les check-points, il me fallait souvent déplier les toiles pour une inspection: voir si une arme ou un drapeau palestinien n’était pas caché. Le choix des couleurs pouvaient même être sujet à un interrogatoire tant le soupçon était omniprésent.

Lors des Rencontres d’Arles en 2002, tu as présenté une installation sans titre dans une pièce peu éclairée aux murs saturés des images sombres des « martyrs » palestiniens. Peux-tu nous en dire plus sur sa genèse?
Quand je suis rentré à Gaza en 2000, deux semaines après le début de la deuxième Intifada, je me demandais quel pouvait être mon rôle dans la situation de crise actuelle, en tant qu’artiste? Dois-je jeter des pierres, utiliser les armes ou me rendre à l’hôpital et apporter une aide quelconque? Je regardais la télévision qui tournait en boucle dans les foyers palestiniens. Nous attendions un miracle devant les chaînes arabes et israéliennes qui tenaient un discours tronqué ou de propagande. Au bout d’un mois, j’ai saturé, car en plus de le voir à la télé, nous le vivions, l’entendions tout autour de nous. J’ai commencé à prendre des photos lors de mes déplacements quotidiens, comme pour aller au travail. En vidéo j’enregistrais des images fixes en conservant quinze secondes de sons. Après quatre à cinq mois, j’ai entrepris de réaliser une vidéo et une projection diapo. Pendant ce temps, j’avais réfléchi à un travail sur les martyrs, à une façon de leur rendre hommage. Ce poids ressenti face aux morts, la tristesse qu’ils soulèvent. On a accusé, à tort, les Palestiniens d’être contents, d’envoyer presque joyeusement leurs enfants et leurs proches à la mort. Je voulais montrer la tristesse que cela représentait. Les photographies représentent des images en noir sur noir, tels des négatifs où les formes se distinguaient très peu. Mais mise à proximité d’une source de lumière et en évoluant devant elles, il était possible de discerner progressivement les visages, métaphores de l’absence. Ils apparaissent alors en positif puis disparaissent de nouveau lorsque nous nous en éloignons.

Comment as-tu procédé pour cette œuvre?
J’ai collectionné les photos des martyrs de plusieurs façons: soit des affiches que l’on trouve aisément dans la rue, soit en demandant à des amis qui collectionnent les journaux et les photographies, ou encore en me rendant dans les ONG humanitaires ou de documentation qui conservent de nombreux documents et où j’ai pu consulter les archives. C’était le tout début de mon travail, deux à trois mois durant. Jusqu’au moment où j’ai eu cent quatre-vingts portraits. J’ai alors décidé d’arrêter, car cela n’avait plus de fin. En effet, le nombre m’importait peu. La mort est massive. Il fallait quelque chose qui représente cette massivité.
Lors de la première présentation de l’installation à Gaza, il y avait des masses noires de part et d’autre d’un couloir en impasse, avec pour seule source de lumière une petite ampoule de faible puissance au milieu. Chaque masse de portraits s’étendait jusqu’en haut des pans de mur. Les gens ne pouvaient que discerner légèrement les visages. Le plus intense, émotionnellement, c’est lorsque les visiteurs les reconnaissaient: c’était comme si après une bataille meurtrière on venait identifier les morts.
J’ai fait attention de prendre les portraits les plus répandus. Une fois la sélection effectuée, les portraits étaient transformés en noir et blanc. Sur une bande adhésive noir était ensuite découpé le contour qui représentait le blanc. Subsistait le noir mat du fond recouvert par endroit d’un noir glacé qui était le reste de la bande adhésive découpée. Cette apparition/disparition des visages représentait pour moi ces instants où l’on se souvient d’un être cher qui a disparu ou qui est absent. J’ai souhaité transcrire cet effet fugitif de notre regard et de notre imagination lorsque le souvenir s’active.

Ta récente vidéo, intitulée Me Two, a été réalisée lors de la guerre en Irak. Dans de nombreuses œuvres, tu sembles t’attacher à faire subtilement référence à l’actualité, au contexte politique et social qui t’entoure.
A la vie aussi… J’ai pratiquement filmé toute la guerre vue par les médias, en pensant pouvoir en faire quelque chose plus tard. Mais je ne les ai plus regardés depuis. Pendant le conflit, une image peu sincère de l’Arabe circulait, mais je ne dis pas que les Arabes sont tous parfaits. Cette vision m’a déprimé et j’ai décidé de ne plus regarder la télévision par la suite. En réaction à cela, j’ai souhaité faire un travail totalement décalé. Je me suis filmé dans une pièce avec pour fond sonore la chanson I Will Survive. C’est un huis – clos, car je sentais une incroyable solitude face aux flux d’informations, la déformation, les clichés donnés et malgré la position de la France en défaveur de la guerre, il demeurait quelque chose de malsain dans le message médiatique.

Quelles positions as-tu face aux réflexions d’Edward Saï;d, écrivain palestinien récemment décédé?
Il tentait d’amener des solutions radicales, des idées peu acceptées jusqu’il y a peu. Il a toujours été pour la paix et contre les accords d’Oslo, car, selon lui, ils comportaient une part très défavorable au peuple palestinien. Après la parution de sa biographie, je me suis rendu compte que nous n’avions pas eu la même enfance, il est tout de même né dans un environnement bourgeois, avec une vie aisée. Mais ce qui est important, ce sont les traces qu’il a laissées dans la culture des Palestiniens et la façon dont il défendait la cause palestinienne. Il a ouvert un discours géopolitique général sur la culture et l’universel en partant du vécu palestinien.
Les livres de Saï;d, tel que  » l’orientalisme « , m’ont beaucoup aidé à réfléchir au rapport occident/orient et adopter ainsi une vision critique vis-à-vis de l’art et la culture occidentale.

Est-ce qu’il y a actuellement de la part des artistes palestiniens une forme d’autocensure?
Je ne crois pas. A une certaine époque oui. Surtout sous l’occupation israélienne des territoires palestiniens, à une époque où l’existence même des palestiniens était occultée ; il ne fallait pas représenter telle ou telle chose, idée ou image. Certains ont même été emprisonnés pour avoir dessiné le drapeau palestinien. Une arme sur une toile devenait une arme.

Par rapport à Paris, ici et maintenant, quels sont tes projets?
Je n’ai pas de programme préétabli. Faire les choses sur le long terme ce n’est pas mon fort. Pour l’instant, je travaille sur le projet de Joal-Fadiouth. Je pense rentrer en Palestine prochainement, car je n’arrive pas à me faire à l’idée de rester ici. Si je n’avais aucun problème pour voyager facilement entre les deux, faire des allers-retours, ce serait formidable. Mais les formalités, l’attente et l’humiliation sont difficiles à vivre et cela me freine. Mon désir est de retourner en Palestine et je pense que c’est un désir qui fait partie de la nature humaine: lorsque l’on t’interdit quelque chose, c’est là où tu t’accroches le plus. Mahmoud Darwich l’a exprimé ainsi: « Je ne sais pas ce que les Palestiniens vont faire de la Palestine lorsqu’ils l’auront vraiment. Je pense qu’ils vont peut-être la jeter par la fenêtre ». C’est vrai. Pour le moment ils veulent la Palestine, car c’est interdit de l’avoir, mais après…
S’il n’y avait pas les problèmes que connaît encore la Palestine, je serais plus tranquille ici et y resterais peut-être. Je ne peux pas m’empêcher de culpabiliser, de ne pas y être. J’ai passé toute la première Intifada sur place, et je suis parti peu avant la ratification des accords d’Oslo. J’étais à Naples quand ils ont été signés. Le premier mois en Italie, ma première sortie du territoire palestinien, je vivais sous couvre-feu. Après avoir vécu six ans sous un couvre-feu permanent, je n’osais pas sortir, par habitude. A Naples, chaque bruit sonnait comme le signal d’un danger ou d’un événement.
A mon retour à Gaza, deux ans après, la situation était revenue à la normale et j’ai décidé de partir pour la France. J’étais plus insouciant, car je n’ai pas vécu cette période calme de la transition entre les deux Intifadas qui me sont apparues comme des enchaînements. Ce fut pesant de me retrouver dans cette situation à nouveau, en octobre 2000, lors de la seconde Intifada.

Tu étais cité sur le site d’Autodafé, la revue en ligne des Villes-Refuges pour les écrivain(e)s censuré(e)s du monde entier.
Oui, je devais intégrer le programme, mais j’ai par la suite obtenu une bourse de résidence de la part de l’ambassade de France pour Vichy.

Sur l’une de tes œuvres, tu avais gravé des numéros sur des plaques en acier…
Cela fait partie d’une première série d’installations datant de 1997. J’avais choisi trois numéros de résolutions de l’ONU 181, 194 et 242. C’était des résolutions marquantes pour l’histoire de la Palestine.
181, le partage de la Palestine en deux États, même si cela était très mal vu par les Palestiniens, ce fut tout de même une chance d’avoir un État. La résolution existe, elle est reconnue au niveau international, mais n’est pas appliquée dans les faits. Je cherchais ainsi à montrer la lourdeur administrative des Nations Unies et l’inapplication de cette résolution. Cela reste une simple archive. Tout comme les autres résolutions: 194, le retour des réfugiés Palestiniens. 242, une décision plus temporaire en rapport avec l’arrêt de la guerre et le retour aux frontières de 1967.
Mais ces résolutions sont restées lettres mortes: la preuve en est avec la poursuite de la construction du « mur de sécurité » séparant l’État d’Israël et les territoires palestiniens, et la colonisation continue.

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