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Tania Mouraud

Artiste conceptuelle et «contextuelle», Tania Mouraud pratique un art basé sur la perception et les signes visuels. Pionnière de l’art qui s’affiche, elle a été la première à élaborer une installation urbaine en rhizome (City Performance, 1978). De la même génération que Kosuth et Dan Graham, elle a gardé de ses voyages aux États-Unis un goût pour l’avant-garde. Son exposition,«Or donc», permet d’explorer les différentes facettes de son univers.

Votre exposition à la galerie Dominique Fiat s’intitule « Or donc » (17 janv.-28 fév. 2006), pourquoi ?
« Or donc » est un titre évident et agressif. Il est percutant et sonore car il s’avère très difficile à prononcer. Mais dans un second temps, il évoque le silence qu’il y a derrière les pièces exposées. Après, libre à chacun de faire son cheminement personnel.

Malgré les modestes dimensions du lieu vous avez quand même réalisé un wall-painting.
Le texte contenu dans la peinture murale est « Now is the time to stand up and speak up » (NOWISTHETIMETOSTANDUPANDSPEAKUP). Les lettres sont all over, noires sur fond blanc.

Il y a également deux vidéos, vous pouvez nous en parler ?
La projection de la première vidéo, sur le mur parallèle à la façade vitrée de la galerie, est à dominante rouge et or. Elle représente les ors de la République d’où le titre « Or donc ». Elle est très rapide, très saccadée, beaucoup de mouvement la traverse. Alors que le mur peint retranscrit un mot d’ordre personnel, alors qu’il s’adresse à l’individu, la vidéo, elle, traite du pouvoir. Je travaille depuis longtemps sur les signes, et il est frappant de constater que les ors de la République sont exactement les mêmes que ceux de la Monarchie.
Cette ressemblance m’interroge.

La deuxième vidéo est plus calme.
La deuxième vidéo est moins syncopée, elle invite plus à la méditation. Le titre, Prime Time, permet d’évoquer de façon allusive la télévision. Le paysage est calme. Par ses tons rouges, elle évoque la planète Mars, mais c’est dans le désert du Negev qu’elle a été tournée. Ce paysage, où il ne se passe rien, est l’exacte contraire du prime time télévisuel. Il prend à revers toutes les stratégies cathodiques et permet aussi de donner à voir une autre facette d’Israël. Il se démarque du robinet médiatique qui mélange tout.

Pour la quatrième œuvre vous avez investi le bureau de la galerie.
L’espace n’est pas très grand chez Dominique Fiat, alors nous avons travaillé sur tous les coins et recoins de la galerie. Le bureau a été transformé en installation, il représente le quatrième travail. La célèbre phrase de Martin Luther King, « I have a dream », y est déclinée en plusieurs diasecs noir et blanc. Traduite dans plusieurs langues, elle est disposée en épis sur le mur. Beaucoup de langues sont représentées: le chinois, le grec, le singalais, l’hébreux, le coréen… Il y a une majorité de langues indiennes qui n’évoquent pas grand chose pour nous, mais chacune d’entre elles est parlée par au moins deux cent millions de locuteurs, c’est assez impressionnant. Je jongle sur vingt-cinq langues pour l’instant, mais je continue à travailler sur des déclinaisons. J’ai encore de la marge car il en existe six mille dans le monde.

Vous aviez déjà présenté ce travail en 2004 à La Courneuve.
Oui, mais au lieu d’être sur des diasecs, de dimensions modestes, les phrases s’étalaient sur des panneaux 4 x 3 m, et n’avaient été traduites qu’en sept langues.

Vos travaux nécessitent toujours de la patience, du temps pour être compris. Il faut de l’obstination pour déchiffrer vos typographies allongées et stylisées.
Je vous répondrai comme Agnès Martin, dont j’admire le travail. Elle disait qu’elle peignait pour les personnes capables de s’asseoir sur un banc et prêtes à contempler un coucher de soleil. Je ne peux pas mieux dire, car l’art doit se mériter. Selon moi, l’art c’est prendre du temps. Il faut pouvoir rester devant les œuvres, être capable de changer de monde, de traverser les univers proposés. L’art se distingue de la communication et de la publicité, il est à l’exact opposé de Disneyland. Il faut convier le spectateur à prendre le temps de vivre une expérience nouvelle. S’il est pressé, tant pis. Quand des phrases, comme celle de Martin Luther King, sont traduites dans plusieurs langues, il y persistera toujours une difficulté de compréhension.

Il faut du temps pour vous lire sur les murs, mais d’un coup d’œil on reconnaît votre travail, c’est assez paradoxal.
C’est sans doute dû à ma longue carrière. Au bout d’un moment les artistes investissent des champs de compétence, ils inventent des signes qui leur sont propres. Pour ma part, je cherche à créer des ambiances personnelles. Ce qui est vrai pour ma peinture murale l’est tout autant pour mes vidéos. Prime Time n’est pas sans rappeler mes Chambres de méditation des années 1970. Je ne cesse d’interroger, avec d’autres médiums, des problématiques artistiques qui m’intéressent.

Peut-on vous définir comme une artiste utilisant des signes dans l’espace urbain ?
Vous savez, j’ai beaucoup exposé dans les institutions et les galeries, ce qui est intéressant c’est de pouvoir jouer à la fois sur l’intérieur et sur l’extérieur. C’est très important de proposer des passages. En 1993, j’ai travaillé sur des baies vitrées à Firminy. Avant de parler d’espace urbain, il faut préciser que je me sers avant tout du lieu où j’expose. Je travaille sur les spécificités de l’endroit, et j’en propose une lecture particulière. Ce que j’aime dans la galerie Dominique Fiat, c’est qu’elle est visible de la rue. Ce qui la caractérise et la rend intéressante, c’est qu’elle possède une grande baie vitrée. L’exposition peut être embrassée depuis le trottoir par les piétons. Cette vision fugitive reste cependant insuffisante pour rendre compte de la totalité de l’expérience artistique. Pour l’appréhender totalement, il faut pousser la porte, c’est seulement en entrant que l’on découvre l’environnement sonore.

Quelle place accordez-vous aux interventions urbaines dans votre travail ?
Les interventions urbaines occupent une place capitale dans mon travail. Mais pour bien les comprendre, il faut en restituer le contexte historique. J’appartiens à une génération où le rôle de la femme se résumait à tenir son ménage. Être artiste, exposer relevait de l’exploit à l’époque. Malgré le chemin parcouru, il y avait des moments où j’étouffais, les murs étaient contraignants, le musée devenait pesant. C’est à ce moment là que j’ai décidé d’aller dehors et d’utiliser la ville pour dire des choses personnelles, importantes. Ensuite, on s’aperçoit que l’on a besoin du musée, de la reconnaissance…

Dans les années 1970 vous faisiez figure de pionnière en intervenant dans la rue.
Dans les années 1970 il y avait beaucoup d’artistes qui allaient dans la rue, il y en a toujours eu, mais ils ne le faisaient pas de façon officielle. Pour occuper l’espace de la cité, il faut bien y être convié, ou du moins autorisé. Être sponsorisé est primordial pour mener à bien un projet dans l’espace urbain.

A mes yeux City Performance (1978) est une œuvre historique.
C’est gentil, en tout cas je suis la première à avoir occupé cinquante-quatre panneaux 4 x 3 m dans la même ville. D’autres artistes avaient déjà utilisé ce format auparavant, mais pas comme ça. J’ai voulu jouer le jeu publicitaire jusqu’au bout. Personne avant moi n’avait travaillé avec les règles d’une campagne publicitaire.

Comment avez-vous été sensibilisée à l’art dans la rue?
Je connaissais le travail de Josef Kosuth à Paris, près de Saint-Michel. Il avait installé une affiche sur un panneau publicitaire (Texte/Contexte, 1976). On allait la voir et elle agissait comme une attraction. Elle reproduisait les schémas que l’on trouvait en galerie. Il avait déjà réalisé des travaux semblables en Californie. Ces accrochages étaient le fruit d’une époque, Dan Graham avait fait paraître des placards dans la presse par exemple (Homes For America, 1966). L’esprit du temps avait fait son effet, rapidement tout le monde faisait un peu la même chose, et partageait un même état d’esprit. Sol Lewitt, qui ne faisait pas partie des « jeunes », mais qui était quand même le précurseur de l’art conceptuel, travaillait peu ou prou dans ce sens. Chacun dans son coin était animé d’une même énergie qui irradiait toute la scène artistique de l’époque. J’étais en phase avec ce qui se passait. Durant cette période, j’ai souvent rencontré Dan Graham, à chaque fois que j’allais à New York on se voyait, en 1976 je l’ai fait venir à l’École des beaux-arts de Tourcoing. Je connaissais également une affiche superbe de Less Levine qui l’avait réalisée pour sa femme qui était asiatique. Il l’avait placé dans Chinatown, c’était un portrait auquel il avait ajouté les yeux de sa dulcinée. Un vrai bijou. Sublime. En Californie des actions éparses existaient, j’en avais connaissance, mais cela restait isolé et sporadique. La caractéristique de City Performance est d’avoir utilisé, à l’inverse de ce qui existait, la redondance comme moteur.

Connaissiez vous les « affichages sauvages » de Daniel Buren à l’époque?
Non, je ne les connaissais pas. Je considérais Buren comme un peintre et non comme un artiste conceptuel. C’est seulement après coup qu’il a été qualifié de la sorte, comme il n’avait pas la carte il ne m’intéressait pas. Par contre, j’aimais bien son travail quand il était aux États-Unis. Le Buren américain m’intéressait plus que le Buren français. C’est un paradoxe, dont je m’excuse, mais c’était ainsi à l’époque! City Performance ne doit rien à Buren. J’ai adoré sa chorégraphie dans la rue, où les gens manifestaient avec des pancartes (Seven Ballets in Manhattan, New York, 1975). Là, pour le coup, la démarche était vraiment conceptuelle, et j’ai autant adoré qu’adhéré. J’ai vraiment trouvé ça sublimissime. Les artistes français ne m’intéressaient pas à l’époque, à tort d’ailleurs. Je préférais m’intéresser aux Américains. J’aimais seulement les déambulations de Buren dans Manhattan; quant à ses petites affiches parisiennes, elles étaient trop petites, personne ne les voyaient. C’est seulement après que j’ai découvert cette partie de son travail. Par contre, ses parcours pédestres allaient vraiment dans la direction Deleuze, ils emboîtaient le pas aux dérives situationnistes.

Comment est né l’idée de faire City Performance?
Le cœur de la réflexion portait sur la notion de perception. Mon exposition au centre PS1 de New York a été très formatrice à cet égard. J’avais écrit une phrase qui ne recouvrait pas entièrement le mur d’exposition. Je me répétais sans cesse que j’aurais dû la peindre du sol au plafond. Cette idée m’obsédait sur le chemin du retour et, en arrivant en France, je ne pensais plus qu’à ça. Je voulais réaliser quelque chose de plein cadre. La lecture de Deleuze et Guattari a initié le projet. J’ai dévoré Mille plateaux, et il était évident que le rhizome, cette façon d’opérer en réseaux, impliquait forcément, pour les arts plastiques, de prendre en compte la ville. L’idée d’utiliser le mot « Ni », comme seul et unique slogan sur les affiches sérigraphiées, m’est venu des cours de mathématiques que je prenais à Vincennes. J’y faisais un deug de mathématiques. Le facteur de vérité dans la logique mathématique est ni. Ni est toujours vrai. Ce sont tous ces éléments qui ont contribué à accoucher de l’installation.

City Performance est un travail précurseur de l’art qui s’affiche.
Denis Adams m’a demandé la permission de reproduire un de mes Ni. Cette demande est proprement américaine, et c’est assez flatteur de savoir que mon travail est considéré comme important de l’autre côté de l’Atlantique. Par sa taille, par son ampleur, par sa démagogie, ce travail de 1978 annonce tout un pan de la création du début des années 1980.

Où est l’œuvre dans City Performance ? Est-ce la performance, les affiches ou les photographies de la performance ?
C’est les trois à la fois, mais c’est surtout la performance dans la ville. L’œuvre appartient au Frac Lorraine. Ils ont un certificat d’authenticité, un protocole de monstration de la pièce, qu’ils doivent absolument respecter. S’ils veulent l’exposer ils doivent faire des 4 x 3 m, en soixante exemplaires et les afficher dans la ville ou la région. L’œuvre a été réactualisée et elle a eu le même impact que la première fois.

Avec le temps l’art minimal et conceptuel ne tombent-ils pas dans un style convenu, une esthétique administrative?
Je suis tout à fait d’accord avec vous, c’est pour cette raison que je change très souvent de support, de médium. Depuis les années 1980 j’opte pour des techniques qui travaillent les matières, qui mélangent tout un tas d’éléments afin de rompre avec tout académisme. Le concept réside dans l’idée et pas dans le style. J’ai été jusqu’à « choucrouter » des pièces pour qu’on ne les confondent pas avec des figures de style. C’est important de ne pas tomber dans les travers du formalisme. Les réalisations peuvent être en marbre, en bronze ou en papier, ce n’est pas important, mais l’idée, elle, doit toujours subsister.

Le mur peint en face des fenêtres du Frac Lorraine est impressionnant.
Le mur du Frac Lorraine n’est pas peint, il s’agit d’une bâche géante de trente mètres sur quinze qui recouvre un mur pignon. L’impression est digitale et l’installation est permanente. Howcanyousleep est une injonction adressée à un individu. La pièce est visible à partir du centre, il faut monter et accéder à une salle pour pouvoir contempler la phrase.

Avec cette bâche vous renouez avec vos premières bâches transparentes et vos lettres en vinyle.
Oui.

Quels sont vos projets?
Une exposition au Grand Palais, une autre à Los Angeles et une projection sur la façade du Musée de la chasse pour la prochaine Nuit blanche, elle sera accompagnée d’un environnement sonore assez spatial.

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