ART | CRITIQUE

Süßer Duft

PPierre Juhasz
@18 Avr 2008

En exposant l’œuvre de l’artiste allemand Gregor Schneider, La Maison Rouge s’expose tout en exposant. En effet, l’espace est métamorphosé en un lieu construit à l’intérieur du lieu, utilisant celui-ci, en un dédale que le spectateur est invité à parcourir.

Depuis  la fin février, en exposant l’œuvre de l’artiste allemand Gregor Schneider, La Maison Rouge s’expose tout en exposant. En effet, l’espace est métamorphosé en un lieu construit à l’intérieur du lieu, utilisant celui-ci, en un dédale que le spectateur est invité à parcourir.

Un protocole où règne une inquiétante étrangeté attend alors le visiteur : prévenu, comme dans certaines attractions de foire, qu’il ne faut ni être claustrophobe, ni cardiaque, ni enfant , etc., prévenu aussi qu’il faudra attendre pour parcourir l’œuvre, puisque ce parcours doit s’effectuer seul — tel un parcours initiatique — et qu’il est indispensable que le spectateur précédent quitte l’installation avant que le suivant la pénètre, le visiteur attend patiemment son tour dans une sage file d’attente, promenant son regard sur l’œuvre de Marie Maillard exposée dans le patio, scrutant avec curiosité — voire crainte — le visage et les gestes de chaque visiteur, apparemment indemne, qui, à intervalles réguliers, apparaît à chaque ouverture de la porte de sortie.

Lorsqu’arrive son tour, on explique au visiteur qu’il ne devra pas faire demi-tour que, s’il se perd, on viendra le chercher, enfin, on lui demande d’inscrire son nom sur un registre pour dégager l’institution de toute responsabilité.
Et le voilà invité à passer le seuil, seul. «S’il est vrai que, dans chaque mot, un mot tremble de naître, regarde, écoute, dans le mot seuil se débattre le mot seul» avait écrit Edmond Jabès (Le soupçon, Le Désert, Gallimard, p. 7) .
Sur cette solitude se referme alors en un bruit sourd la porte d’entrée, en un claquement sec, tandis que s’ouvre au regard, sous une lumière blafarde, un étroit couloir aux allures de cave et de coulisse que l’on emprunte maintenant, que l’on arpente jusqu’à la porte d’une première salle.
Passant de pièce en pièce, d’un vide à l’autre, d’un couloir à l’autre, on circule de sensations en sensations, avec un sentiment de solitude qui s’installe, d’enfermement aussi, tandis qu’une odeur doucereuse, indéfinissable, s’exhale du lieu évidé.

«Süßer Duft» (Doux parfum) est le titre de l’exposition. Le bruit des pas — de nos propres pas — résonne au contact des matériaux et crée, dans le vide et le silence, une étrange présence qui n’est autre que la présence de soi à soi.
Quant à la traversée des espaces successifs, des espaces en contrepoint, des espaces où varie parfois la température, on circule entre la lumière aveuglante du blanc et l’expérience même de l’aveuglement dû à l’obscurité. Contraint de passer de l’optique à l’haptique, à la recherche de son chemin, on franchit la dernière porte où s’achève le parcours et l’on quitte l’œuvre avec la même sensation que l’on éprouve lorsque l’on sort du cinéma, dans cet instant où s’accomplit le passage de la salle obscure à la lumière extérieure, ce passage parfois violent d’une fiction que l’on a habitée le temps d’un film et que l’on quitte parce que, de ce lieu, de cette intériorité, la réalité nous chasse.

La traversée de ces pièces aveugles dont émane une certaine étrangeté, parfois de l’angoisse, ne sont pas sans évoquer ce que Bachelard a pu écrire à propos de la cave: «Mais elle (la cave) est d’abord l’être obscur de la maison, l’être qui participe aux puissances souterraines. En y rêvant, on s’accorde à l’irrationalité des profondeurs» (La Poétique de l’espace, Puf, 2004, p. 35).

C’est à partir de 1985 que Gregor Schneider a commencé un travail évolutif en transformant progressivement l’architecture de son foyer : la maison héritée de son père, à Rheydt, en Allemagne.
Créant de nouvelles pièces, isolant ou évidant des chambres, obstruant les fenêtres, construisant un véritable labyrinthe, il invitait les visiteurs à passer la nuit dans la dénommée Haus u r (Maison u r).
À partir de 1990, il en reconstitue des parties dans les galeries et les musées et il obtient en 2001, à la Biennale de Venise, le Lion d’or pour Totes Haus u r (La maison de la mort). Plus récemment, en 2007, il crée Weisse Folter (Torture blanche), à Düsseldorf, en aménageant les pièces d’un sous-sol, en référence aux cellules d’isolement de Guantanamo.
Pour «Süßer duft», l’architecture a été spécialement conçue pour l’espace de La Maison Rouge.

Ici, ce qu’évoque l’espace arpenté de Süßer Duft, l’espace hanté par un étrange parfum, c’est le lieu de l’exposition lui-même, mis à nu, évidé, le lieu où s’inscrit la manifestation artistique.
La construction de Gregor Schneider interroge ainsi, au-delà même du dispositif de l’exposition, notre relation à l’œuvre et notre relation à l’art, mais aussi, notre relation à nous-même, à nos fantasmes et à nos angoisses, à travers l’invitation que l’œuvre nous fait à cheminer dans son dédale, entre vide et silence, son dédale de sensations et de sens, en une expérience intime, singulière et individuelle. Dans un autre dédale, celui de la langue, Mallarmé n’avait-il pas écrit : «Rien n’aura eu lieu que le lieu, excepté peut-être une constellation» (Un coup de dés).

1 Il est toutefois accepté que les enfants visitent l’œuvre, accompagnés par un adulte.

Gregor Schneider
— Süßer Duft, 2008. Installation.

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