ART | CRITIQUE

Sur le motif

PFrançois Salmeron
@18 Mar 2016

Pour célébrer les dix ans de la Maba, «Sur le Motif» rassemble une douzaine d’œuvres rappelant l’histoire rocambolesque de l’institution. Car loin d’être une donnée ancienne et figée une fois pour toute, l’exposition rappelle que le passé est plutôt un tissu de récits, de légendes, de fantasmes et de falsifications.

«Sur le Motif» vient marquer les dix ans de la Maba, mais plutôt que de céder à l’autocélébration de son patrimoine ou de glorifier naïvement ses archives, l’institution a construit une exposition doublement remarquable. D’une part, les œuvres sélectionnées ont toutes été réalisées à la Maba en s’inspirant du site, de son histoire, de sa bibliothèque et de son parc, qui apparaissent comme autant de références incontournables pour les artistes. D’autre part, le passé de l’institution n’est pas pensé comme un vulgaire réservoir d’œuvres à exhumer, ou comme une boîte à souvenirs que l’on n’aurait qu’à déballer.

Car l’histoire de la Maba est proprement rocambolesque, et montre ainsi que le passé, loin d’être une donnée ancienne et figée une fois pour toute, est plutôt un tissu de récits, de légendes et de falsifications. Créée sous l’impulsion des sœurs Jeanne et Madeleine Smith, la maison d’art réunit leurs deux habitations à Nogent-sur-Marne, ainsi qu’une bibliothèque construite lors de la Première Guerre mondiale pour conserver les livres de leur oncle Auguste Lesouëf. Philanthropes, esprits libres, femmes indépendantes, Jeanne et Madeleine Smith prévoient de léguer leur patrimoine à l’Etat français en vue d’accueillir et de soutenir les artistes.

Surtout, la maison d’art est entourée d’un parc de 10 ha qui se trouve menacé par le projet de construction d’une route. Les deux sœurs développent alors une stratégie ahurissante pour sauver leur patrimoine. Sachant que le peintre Antoine Watteau est décédé à Nogent‐sur‐Marne en 1721, elles décident de falsifier le cours de l’histoire: le peintre français aurait passé ses derniers jours dans leur demeure, et adorait soi-disant se balader dans le parc en question. Cette fiction, bâtie sur une documentation fallacieuse patiemment élaborée par les deux sœurs, permet de faire classer leur maison et le parc avoisinant – et par là même de le sauver d’une partielle destruction.

Ainsi, la destinée de la Maba montre que le passé n’est pas une collection d’événements objectifs que l’on se contenterait d’amasser les uns après les autres. Le passé est tributaire de témoins dont l’expérience, le regard et le statut déforment à proprement parler le réel, et n’en constituent qu’une version subjective, partiale, biaisée. Le passé n’est pas une donnée objective dont on hérite, mais une construction dont il est parfois difficile de démêler le faux du vrai.

Les artistes présentés lors de l’exposition se sont d’ailleurs largement nourris des mythes que véhicule la Maba. En préambule, deux grands posters de Tamar Guimaraes se déploient sur les murs de l’institution, comme un carton d’invitation ou une affiche de spectacle. La typographie, élégante, rappelle les temps anciens et joue volontiers sur le registre de la nostalgie, d’un romantisme français évanoui. On nous y promet une fête galante, à l’instar des célèbres toiles de Watteau, dans l’hôtel Rothschild. Tamar Guimaraes use ainsi de clichés et de représentations convenues pour exciter l’imaginaire collectif, et nous embarquer dans un monde de fééries et de fantasmes.

La bibliothèque, aujourd’hui fermée au public, mais accessible aux artistes en résidence, se trouve au fondement de nombreux projets. La vidéo de Natascha Sadr Haghighian scrute ses rayonnages et ses archives comme s’ils étaient animés par un fantôme, habités par un spectre. Les branches mortes du parc frémissent elles aussi, secouées par un souffle surnaturel ou l’esprit vagabond de Watteau. On retrouve d’ailleurs quasiment les mêmes plans dans la vidéo de Jessica Warboys, sauf que la bibliothèque y apparaît plus anarchique, plus poussiéreuse, presque abandonnée. La caméra, esquissant des boucles, et la musique, doucement hypnotique, créent une atmosphère pour le moins envoûtante – voire inquiétante.

Anne-Lise Broyer photographie quant à elle le regard perçant de Jeanne Smith, peint par sa sœur, qui se dévoile entre deux morceaux de papier-bulle. Son expression nous glace quelque peu. On a l’impression que les murs ont des yeux. Les rôles s’inversent: le spectateur se sent scruté par la peinture.

Mais la bibliothèque n’est pas qu’un espace spectral, quasi hanté. C’est une source féconde d’inspiration pour les artistes, notamment pour le duo Bastien Aubry et Dimitri Broquard qui intègre dans ses œuvres des motifs, des anecdotes et des histoires issus de livres anciens. Frédéric Teschner glane également des images et des couvertures de livre pour ses sérigraphies sur verre. Harmen Liemburg puise encore dans des gravures ou des magazines illustrés pour produire des œuvres ornementales où rôde le renard mythique du parc de la maison d’art.

Le parc, à l’origine de la légende et des affabulations qu’a connues l’institution, catalyse tous les fantasmes. Tour à tour fantastique et spectral chez Natascha Sadr Haghighian et Catherine Poncin, il sert aussi de décor aux affiches des polars noirs de Jean-Marc Ballé. Etonnamment, on rencontre même quelques petites toiles de Madeleine Smith, mises en regard avec les vidéos et les grandes tentures colorées de Xavier Antin, qui s’inspirent des robes bariolées des fleurs du parc.

Lieu de balades et de déambulations, le parc fait aussi écho aux pérégrinations de Barbara Manzetti. Elle déploie un rouleau de notes manuscrites sur le plancher de la Maba, à la manière du sillon que Jason Glasser creusa dans les pelouses de la prairie. Mimosa Echard nous gratifie enfin d’un feu de joie qui aurait flambé dans le parc, comme une bougie d’anniversaire, dont les cendres ont été récoltées et disséminées sur le plancher de la Maba.

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