LIVRES

Suite for five/ Quartet/ XOVER/ RainForest/ Duets/ BIPED

En se promenant le 25 décembre 2011 quai de Gesvres, il était possible, en levant un peu les yeux au ciel, d’apercevoir pêle-mêle quelques rectangles argentés à travers les vitres du Théâtre de la Ville, les oreillers d’argent et d’hélium d’Andy Warhol, mobiles aériens de Rainforest maintenant échoués là, captifs en regard de la Seine. Avant que n’arrive le tout dernier spectacle du 31 décembre à New York, le Legacy Tour s’interrompait ainsi pour le passant de hasard, par quelques formes brillantes et miroitantes arrêtées un instant dans la lumière du jour.

Pourtant, avant que ne survienne justement le jour, les danseurs de Merce Cunningham, dans la relation entre aléatoire et infini, abstraction et désarticulation, musique et verticalité, poésie et informatique, auront irradié la scène d’une présence aussi étrange que ces astres dont l’éclat parvient encore après la fin.
Corps survivant, multiple mais bientôt démembré sous la poussée d’une dernière désarticulation trop forte, le tour d’un geste au-delà, il était donc possible de les voir danser une dernière fois la série des duos gais et colorés de Duets, les danses graphiques mais néanmoins brutes et sauvages de Rainforest traversées par la musique de John Cage et, parfois accompagnés par éclipses de leurs doubles immatériels et numériques, les solos individuels ou collectifs de Biped.
Car Merce Cunningham, citant Albert Einstein, voulait qu’il n’y ait plus de centre dans l’espace et que chacun soit le centre.

Élève à la Cornish School, jeune danseur de la «modern dance» chez Martha Graham, Merce Cunningham, compagnon de John Cage, ami de Jasper Johns, de Marcel Duchamp et de tant d’autres, se sera lui-même fait l’articulation d’une désarticulation entre, notamment, le vocabulaire du ballet (quatrième position, fouetté, arabesque, etc.), la danse moderne et l’expérimentation de ses propres procédés: indépendance radicale de la musique et de la danse, intervention du hasard, utilisation de la vidéo, travail avec le logiciel d’écriture chorégraphique Live forms, intervenant notamment dans Biped.

Si les oreillers d’Andy Warhol flottant de-ci de-là dans la salle, volent un moment le rêve et la vedette aux danseurs dans Rainforest, jusqu’à accaparer le regard ou bien obstruer parfois le champ de vision, Biped semble de son côté incarner l’hybridation réussie entre géométrie, infini et poésie. Comme s’il restait encore un peu de ce souffle qui, remuant les oreillers scintillants jusqu’au-delà de la scène, animait maintenant les danseurs comme les chiffres mouvants d’une équation métaphysique parfaite, là où plusieurs jours sont parfois nécessaires aux danseurs pour articuler ensemble d’inhabituelles combinaisons entre mouvements des jambes, du torse et des bras.
Ce faisant, lignes bleues et spectres dansants (issus de la capture informatique des mouvements), apparaissent et disparaissent dans un ballet parallèle, alternant tantôt formes dansantes et humaines, tantôt formes mouvantes et incongrues, anticipant peut-être, depuis une autre dimension, la trace et l’avenir de tout vestige.