ART | CRITIQUE

Still Life, Los Alamos

PJuliette Cortes
@28 Mai 2010

Peindre la lumière, rendre visible l'invisible, Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet travaillent à saisir ce qui est encore de l'image dans ce qui n'est plus vraiment perceptible. Peintres, ils explorent le hors-champ de la vision.

L’exposition «Still Life, Los Alamos» d’Anne-Marie Jugnet & Alain Clairet présente deux séries de neuf tableaux.
Dans la première série, à l’acrylique vert phosphorescent, chaque toile représente un objet, placé au centre, peint de face suivant l’axe vertical du tableau. Mystérieux objets, la seule indication sur leur usage réside dans leur matière, le verre, et dans la symétrie de leur forme qui évoque immanquablement des ustensiles de laboratoire scientifique.

Le mode opératoire pour Still Life est le suivant: dans le surplus d’un laboratoire de Los Alamos, celui des bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki, Anne-Marie Jugnet & Alain Clairet ont acheté ces objets. Ils les ont scannés et c’est l’image numérique ainsi obtenue qui a été peinte. Ce sont «ces bords noirs déterminent l’espace entre les plans supérieurs et inférieurs du scan».

Les objets flottent géométriquement au centre des toiles dont les dimensions identiques privent les ustensiles de toute notion d’échelle. L’objectivité frontale du cadrage chasse toute fascination possible pour l’objet. Un seul décalage: la présence de «bords noirs», symétriques et biais par rapport à l’objet.
Le bord noir délimite un cadre propre à l’histoire de objet, une autre limite que celle du châssis pour le tableau. Ce bord noir constitue le sujet de la série d’aquarelles dans laquelle l’objet a disparu. Il ne reste que ce deuxième cadre, le bord noir, c’est-à-dire ce qui échappe à l’objectivité de l’image numérique: une lumière parasite qui entre dans le champ et qui se matérialise par cette trace noire abstraite et familière, le signe d’une reproduction: la trace noire du scanner. Dans les deux séries, objets sans contexte ou cadre sans objet, ce qui est en question, c’est l’image.

Ce n’est pas la première fois que Clairet et Jugnet suivent un processus qui les amène à passer d’un statut de l’image à un autre: d’une image télévisuelle à une image photographique puis à une image picturale avec la série Split par exemple. L’image en mouvement était capturée au moyen d’une image fixe, puis peinte c’est-à-dire réinterprétée. En travaillant à partir de scan dans cette nouvelle série Still Life, c’est l’image numérique qui est mise en question, c’est-à-dire l’image-information et non plus l’image-lumière.

En opérant par commutation, Clairet et Jugnet cherchent les conditions de formation, de déformation et de disparition de l’image. Le procédé qu’ils s’imposent pour Still Life, Los Alamos consiste à choisir un objet, le scanner, à peindre cette nouvelle image, et à introduire une perte à chaque opération: perte de la fonction-outil avec le choix de l’objet, perte du volume lors du passage de l’objet au scan, perte la certitude de la réalité de l’objet du scan à la peinture, puis perte de l’ensemble de la procédure de la peinture à l’observateur.
Les pertes successives cultivent l’ambiguïté de l’image. Paradoxalement, la maitrise et l’exécution rigoureuses de l’aérographe confèrent à la représentation une résolution presque photographique sans doute d’autant plus grande que l’observateur n’a pas d’idée nette de la forme initiale des objets.

L’image finale est une reconstitution approximative d’une situation qui, d’objective devient poétique. Ce que les artistes montrent c’est une capacité à capter et construire du sens. La frontalité glacée de la représentation est inquiétante, l’objet mystérieux et le nom «Los Alamos» convoquent une histoire du secret scientifique, d’un atome mortifère.

La phosphorescence nocturne des peintures, qui diffuse la lumière accumulée durant le jour, qui irradie, confère à l’image une valeur d’objet, un objet brillant doté d’une aura qui rappelle l’icône. Ce qui reste, c’est la lumière. C’est elle la véritable obsession d’Anne-Marie Clairet et Alain Jugnet. La transparence des objets, le rayonnement nocturne de la peinture phosphorescente qui convoque, via les laboratoires de Los Alamos, l’univers du rayonnement radioactif.
La série verte de Still Life, Los Alamos est sans doute la série la plus noire de toute leur production.

— Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, Still Life, Los Alamos, 2009. Acrylique sur toile, vert phosphorescent. 9 tableaux
— Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, Still Life, Los Alamos, 2009. Aquarelle. 9 tableaux

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