ART | CRITIQUE

Speaking in Tongues

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Les vidéos émergent d’espaces plongés dans une ombre profonde que l’on parcourt à tâtons, pour un échange visuel pénétré de son, de voix, de musique, de violence. Une expérience de la vision, de la sensation, des métaphores, des latences produites par la représentation.

La traversée avec escales dans les espaces visuels et sonores de Steve McQueen provoque une forme d’éblouissement, un saisissement assorti d’un calme inattendu.
L’exposition et ses déroulements, jusqu’au cul-de-sac, favorisent un voyage intérieur guidé par la détermination d’un artiste à la puissante faculté créatrice. Les images émergent de l’ombre de grands couloirs, dans des sortes de chambres. Les écrans narratifs, extrêmement forts, arrêtent le regard et le sollicitent profondément.
7th November, récit terrible d’un accident tragique est un appel, une prise de conscience, face à ce qui est arrivé. Le crâne balafré, la voix amplifiée et la projection d’une image précise, en gros plan, créent une situation, celle d’un curieux face à face entre le spectateur et celui, allongé, dont on ne voit que la peau du crâne et le début des épaules. « C’est difficile », dit cette voix sans regard. Le passé resurgit à travers le langage, dans son flux. Le cadrage est ici redoutable. Il isole, contient, ouvre aussi vers ce qui n’est pas montrable, ce qui appartient à la vie propre de celui qui parle, de dos.

Steve McQueen conçoit l’être humain (et pas seulement l’artiste) comme un passeur. Nous passons de chambre en chambre pour un échange visuel pénétré de son, de voix, de musique, de violence.
Les événements les plus anodins (être seul dans une chambre d’hôtel et regarder la télévision) croisent intensément l’histoire (l’entraînement des soldats américains pendant la guerre d’Afghanistan) dans la vidéo Illuminer. Le terme « Illuminer a un double sens, dit l’artiste, celui, intérieur, d’éclairer les esprits, mais aussi celui, physique, d’être éclairé par la télévision ».
Le chevauchement des voix (anglais, français) ne recouvre pas la masse silencieuse du corps flou, allongé sur le lit, jambes écartées ; il accentue le caractère solitaire de l’individu face à l’histoire de son temps, dans des zones de séparation infranchissables.

La vidéo Once Upon a Time, conçue avec W.-J. Clancey, chercheur à la NASA et W.-J. Samarin, linguiste, évoque précisément « ce que nous savons en apparence ». Les images des années 1970-1977 acquièrent un aspect très onirique : la sonde Voyager, en 1977, va vers les régions galactiques pour témoigner de l’existence d’une si fragile humanité, et tenter un dialogue avec l’inconnu. Que reste-t-il de cette incroyable aventure ? Des images, des textes, des dessins, un langage, et aujourd’hui une réflexion sur la connaissance, au contraire de ce qui relèverait de l’incompréhensible.

Au bout du long couloir sonorisé, on s’enfonce dans l’univers musical de Tricky qui improvise, isolé derrière la vitre du studio d’enregistrement. Plans rapprochés, zones indéterminées, violence et force de la voix, dénuement du visage aux traits tirés. « Je me fie beaucoup aux choses », dit encore Steve McQueen qui, dans cette dernière pièce, montre sa virtuosité à saisir les moments intenses, à prendre ce qui bondit pour s’inscrire dans le temps et le lieu.

« Parler en langues », c’est pratiquer la glossolalie (parler une langue qui n’existe pas ou que personne n’a entendu auparavant) ou la xénoglossie (parler une langue jamais étudiée ou entendue). L’artiste veut faire surgir ces possibles, pour rompre avec une illusion de maîtrise, pour démontrer que l’événement, le déclic, travaillent en profondeur l’acte artistique.
En 1995, l’exposition à l’ARC intitulée « Life/Live » présentait le travail de Steve McQueen, c’est-à-dire une recherche expérimentale rigoureuse sur l’espace filmique, où l’histoire du cinéma s’allie aux possibilités de l’installation.
Lors de la dernière Documenta de Cassel (2002), Caribs’Leap et Western Deep, deux film 35 mm transférés sur DVD, mettaient aussi en abyme les étranges perspectives de l’image, où la lumière s’imbrique avec l’ombre, la verticalité avec l’horizontalité, l’informe avec la netteté des lignes et des couleurs.
L’expérience de la vision, de la sensation, des métaphores, des latences produites par la représentation trouve chez Steve McQueen un accomplissement particulier et un engagement direct, où le corps forme aussi un corps politique, au sein d’un mouvement irrépressible de l’art dans la vie, à travers l’acte artistique même.

Steve McQueen
— 7th November, 2001. Projection de diapositive, son, 25’.
— Illuminer, 2001. Vidéo projection, couleur, son, 15’33.
— Once Upon a Time, 2002. Projection de 116 images.
— Girls Tricky, 2001. Vidéo projection, couleur, son, 15’.

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