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Space Invader

Interview
De Space Invader

Par Pierre-Évariste Douaire

C’est quoi le Rubikcubisme?
Space Invader. Je travaille sur le Rubikcubisme depuis deux ans. C’est à la fois une évolution dans mon travail et une nouvelle direction. J’utilise des rubikcubes comme matière première. Je les prends pour concevoir des œuvres artistiques. Le Rubikcubisme est la combinaison des rubikcubes et du cubisme. C’est la fusion entre un jeu des années 1980 et un courant artistique du XXe siècle. Au départ je me contentais de réaliser des Space Invaders en rubikcubes. Je faisais des sculptures, des tableaux. Au fil du travail je me suis orienté vers‚ le portrait. En complexifiant la technique, j’ai inventé un nouveau vocabulaire. Le défi à relever est intéressant car l’objet, à la base, ne se prête pas à cette manipulation. Depuis je me suis jeté dans cette aventure à corps perdu.

Comment est né l’idée du Rubikcubisme?
Space Invader. J’ai toujours ramené des rubikcubes de mes voyages. Je pensais que je pourrais en faire quelque chose un jour. Il m’a fallu quatre ans pour en amasser neuf. Rangés dans un coin de mon atelier, ils attendaient d’être utilisés. C’est en 2004 que j’ai créé la première pièce, elle s’appelait Rubik Space One. En jouant sur les couleurs et manipulant les cases, j’ai réussi à dessiner l’image d’un Space Invader. La première sculpture était née. Elle était composée de mes neuf cubes glanés ici et là. Elle a été présentée en 2005 chez Patricia Dorfmann.

Tes portraits nécessitent des centaines de cubes qu’il faut manipuler. Il faut bousculer l’ordre établi pour avoir les bonnes couleurs aux bons endroits. Comment fais-tu ? Quand tu étais petit, tu étais un as de ce jeu?
Space Invader. Ce travail s’apparente à celui du peintre qui mélange ses couleurs. Cette manipulation me prend énormément de temps. Je passe des heures à faire tourner des rubikcubes pour composer mes portraits. Pourtant je n’ai jamais été un champion, il m’est même arrivé de décoller les étiquettes pour terminer une partie. A l’époque tous les gamins ont eu recours à ce subterfuge. Aujourd’hui c’est autre chose car je m’exerce. Au fil du temps cet exercice est devenu artistique.

Tes tableaux en rubikcubes sont à la fois des tableaux et des sculptures. Il sont très épais. Tu en profites pour jouer avec le devant et le derrière du châssis.
Space Invader. Les cubes forment un tableau car ils sont collés les uns aux autres. Mais en construisant le châssis, ils dessinent un portrait et forment une image. Avec l’épaisseur du cube, le visage a un devant, mais aussi un dos. Tout personnage possède un côté pile et un côté face. L’image apparaît en positif et en négatif. Le versant caché est la version buggée de l’avant. Néanmoins cette version parasite n’échappe pas aux lois du rubikcube qui associe les couleurs entre elles. Le vert devient bleu, l’orange devient rouge et ainsi de suite. Le reflet n’est pas tout à fait exact, car il arrive que les cubes soit tournés. Les formes ainsi créées sont intéressantes. Dans la mesure du possible j’expose les tableaux dans des positions qui permettent de voir cette double lecture.

Pour travailler autant avec cet objet, il doit te fasciner?
Space Invader. Le rubikcube est à la fois mystérieux et scientifique. C’est un casse-tête étrange qui s’ancre sur un socle mathématique. Il offre pas moins de 43 milliards de configurations possibles. C’est en cela qu’il est cousin du pixel, car lui aussi est une machine à compter. L’ordinateur, par son mode de fonctionnement binaire, n’est rien d’autre qu’une machine à calculer. Suivant les applications, il peut autant servir aux équipes de la Nasa qu’à distraire des joueurs sur console de salon. Comme l’ordinateur le rubikcube est sérieux et ludique à la fois. Mais au-delà de ces considérations, il est emblématique de ma génération. C’est un objet que j’avais quand j’étais gosse. Il me rappelle les années 1980. Il évoque toute une époque. Il fonctionne un peu comme une madeleine. Par ses couleurs, sa simplicité et sa complexité il est fascinant. Avec ce matériau si particulier, je prolonge l’idée du readymade. Comme l’urinoir de Duchamp, c’est un objet détourné de sa fonction première. En le manipulant et en l’assemblant je parviens à créer des formes et des visages.

Tes portraits en rubikcubes, à la différence de tes mosaï;ques, trouvent naturellement leur place en galerie.
Space Invader. Ce type d’œuvre a été pensé spécifiquement pour la galerie. Poser des Space Invaders dans la rue est légitime et cohérent. Ils prennent place naturellement dans le tissu urbain. La présence de rubikcubes dans la rue n’est pas aussi évidente. Je dis ça en connaissance de cause car je m’y suis déjà essayé.

Ta première exposition rubikcubiste s’intitule «Bad Men». Elle se tient en Allemagne, tu peux nous en parler?
Space Invader. J’aime travailler en série. Avec les Bad Men je trace l’inventaire de tous les méchants de l’humanité, qu’ils soient réels ou fictionnels. J’aime à l’intérieur de cette liste noire contraster avec les couleurs pop des rubikcubes. Dans les deux ans à venir, j’espère réussir le portrait de deux cents méchants. C’est un travail de tous les instants qui a commencé véritablement l’hiver dernier. Pour l’exposition de Cologne je me suis adapté au contexte et à l’histoire du pays. J’ai cherché des méchants allemands et je me suis plongé dans les premières années de la Fraction Armée Rouge (RAF). En travaillant sur le sujet je me suis passionné à la lecture de leur histoire.

Quel a été la réaction du public allemand?
Space Invader. C’est un sujet toujours sensible. La première Bande à Bader [du nom d’Andreas Bader] attire encore la sympathie d’un certain nombre de gens, à l’inverse des vagues postérieures. Ils jouissent encore d’une image romantique, révolutionnaire qui se démarque de l’ultra violence qui a suivi. Il ne reste plus aucun survivant de cette première génération, ils ont tous disparus, ceux qui ont été arrêtés se sont “soi disant” suicidés en prison. Les autorités sont à l’origine de la radicalité de la RAF. Cette histoire est encore d’actualité car des membres des générations suivantes continuent de purger leur peine.

Faire le portrait de ces terroristes, c’est une réhabilitation?
Space Invader. Je ne voulais pas prendre position. Mais en me documentant j’ai été très intéressé par leur histoire. Le but des tableaux est d’éveiller la curiosité du public. La Bande à Bader prend sa place dans la généalogie des Bad Men, cependant à l’intérieur de cette famille, ils n’appartiennent pas à sa branche la plus extrémiste. En regardant de près leur parcours il est facile de leur accorder les circonstances atténuantes.

Y a-t-il des points communs entre la Bande à Bader et toi?
Space Invader. En optant pour la lutte armée ils ont choisi la clandestinité. Cet aspect m’intéresse beaucoup. En masquant leur visage, ils ont décidé de ne pas apparaître. Il existe très peu d’images d’eux. Space Invader, mon personnage, lui aussi se dissimule pour mieux travailler.

Comment t’est venue l’idée des Bad Men?
Space Invader. L’image de Florence Rey m’a toujours fasciné. Elle avait défrayé la chronique en 1994 à la suite d’une course-poursuite sanglante. Cette adolescente avait été arrêtée, tandis que son amant et complice avait été abattu par la police. La soirée meurtrière coûta la vie à cinq autres personnes, dont trois policiers. La presse s’était emparée de l’affaire en publiant cette photo étrange. Sur le cliché la criminelle se transformait en sainte. J’ai conservé cette coupure de presse pendant des années. J’ai réalisé son portrait en rubikcube en 2005. Elle a initié la série des Bad Men fin 2005.

A partir de quels documents réalises-tu tes portraits en rubikcubes?
Space Invader. Je peux garder une photo dans le fond de mes tiroirs, utiliser des coupures de journaux, mais aujourd’hui avec internet et Google Images on dispose d’une base de travail extraordinaire. Je n’ai qu’à choisir et à transformer les images. Les seules contraintes sont celles qu’imposent les couleurs du rubikcube. Ma palette se réduit aux six faces du cube. Il faut beaucoup les combiner pour obtenir un résultat ressemblant et satisfaisant.

Comment fais-tu pour simplifier l’image avant d’en faire des cubes?
Space Invader. J’abîme l’image en baissant fortement sa résolution. J’obtiens une image avec un très petit nombre de points. L’idée est que chaque points du dessin correspondra à une case du cube.

J’ai trouvé que cette nouvelle série relançais ton travail.
Space Invader. Je sens bien le Rubikcubisme insuffle un nouvel élan à mon travail, c’est bien pour ça que j’y travaille assidûment. En voyant les premiers résultats, j’ai réalisé que j’ouvrais une nouvelle porte. Je travaille de manière intuitive. Mon travail n’a de sens que si je m’y investis complètement. Les invasions urbaines en céramiques sont un succès car j’ai envahi cinq continents. Cette réussite n’a été possible que grâce à un effort constant des dix dernières années. Depuis six mois j’ai ressenti le besoin de changer d’air et de me consacrer à d’autres travaux, à relever d’autres défis. Je ressens la même excitation qu’avec mes premiers Space Invaders.

Les portraits en rubikcubes se dévoilent et se cachent dans un même mouvement.
Space Invader. Le Rubikcubisme se rapproche de l’Op Art. Pour regarder une pièce il faut prendre de la distance. De près, l’image n’est qu’un amas de cubes et de couleurs, ce n’est qu’en reculant que le visage apparaît. Plus on s’éloigne du tableau, plus il paraît net. Il y a deux ans, j’ai exposé une Mona Lisa dans la vitrine d’une galerie à Lyon. A l’entrée de la galerie, l’image était invisible. Pixelisée à l’excès. Ce n’était que sur le trottoir d’en face que les traits de la Joconde apparaissaient. Suivant la place du spectateur les visages sont ressemblants ou informes.

Quel est l’enjeu de cette mise à distance?
Space Invader. L’interaction avec le spectateur. Pour qu’il se confronte au tableau, il doit au préalable trouver une distance acceptable. Les Bad Men de la RAF renvoient les spectateurs allemands à leur propre image. En se penchant sur leur histoire, ils touchent du doigt leur passé. Mais en collant leur nez au tableau, l’exercice proposé se retourne contre eux. Au lieu d’y lire une vérité, ils n’y trouvent qu’une imprécision, qu’un tachisme cubique. L’évidence promise n’est qu’une abstraction pixelisée. Ce n’est qu’en se reculant qu’ils remettront en place les pièces du puzzle. J’aime cette métaphore qui consiste à s’éloigner du sujet pour mieux l’appréhender. Pour ce qui me concerne, j’ai toujours hâte de terminer mon travail pour être le premier surpris et voir l’effet qu’il produit.

Parallèlement aux tableaux en rubikcubes tu développes des sculptures de plein air.
Space Invader. Il est difficile de travailler en volume avec des rubikcubes de 5 cm de côté. Il en faudrait des millions. Il y a un an j’ai posé dans la rue des pièces réalisées à partir de boîtes de carton. Les résultats étaient concluants, mais j’ai continué à améliorer la technique. Pour la prochaine biennale de Bangkok, je réaliserai des sculptures géantes intégrants des cubes en plastique géants.

Un autre chantier me paraît prometteur dans ta production, il s’agit des alias. Peux-tu nous en parler?
Space Invader. Un alias, dans le vocabulaire informatique, est l’adresse d’un document original. Ce raccourci fonctionne comme un routeur, il renvoie au fichier premier. Cette définition me trottait dans la tête depuis plusieurs années. Je l’ai adapté au milieu urbain en créant des alias de Space Invaders. A chaque mosaï;que posée dans la rue correspond un alias identique emprisonné dans un bloc de résine transparente. Le projet fonctionne sur le mode de l’adoption. Chacun peut parrainer un accrochage urbain passé ou existant. Chaque emplacement est cédé une seule fois. L’alias en verre est le double de l’original qui finira un jour par être détruit. L’éternité ne se trouve pas au coin de la rue. Le Space Invader a plus de chance de survivre dans ce mausolée que dans la ville. C’est son passage dans le champ de l’art qui lui permettra d’exister après sa disparition.

Le collectionneur est propriétaire de quoi?
Space Invader. L’acquéreur est propriétaire virtuel du Space Invader placé dans la rue. Intégré dans l’espace public, la mosaï;que ne peut pas être revendiquée. Un jeu s’instaure. L’alias est vendu avec la photographie de l’original posé dans la rue et d’une pièce d’identité indiquant la date et l’emplacement. C’est une façon d’arrêter le temps. Le bloc de résine renvoie toujours à l’original existant ou disparu.

Le collectionneur passe commande ou achète après coup l’alias?
Space Invader. Tous les cas existent. Certaines personnes passent tous les jours devant un Space Invader et me demandent s’il peuvent le parrainer. L’adoption ne peut se faire qu’une seule fois, car chaque alias est un exemplaire unique. J’ai aussi posé des mosaï;ques suivant les demandes des clients, que se soit près de leur domicile ou ailleurs.

Chaque Space Invader est unique également.
Space Invader. Tout a fait. Il y a un jeu d’évolution et de mutation. J’ai pour contrainte de ne jamais reproduire deux fois le même Space Invader.

Quels sont tes projets ? Une nouvelle invasion en vue?
Space Invader. J’ai pour principe de ne jamais dévoiler mes plans à l’avance. Je suis sur le départ d’une nouvelle invasion.

C’est en France?
Space Invader. On peut dire que c’est en France.

Où ça?
Space Invader. C’est plutôt au sud et contrairement aux fois précédentes, l’invasion ne se concentrera pas sur une ville mais s’étendra sur toute une région.

Comment vas-tu travailler entre tes invasions et le Rubikcubisme?
Space Invader. L’invasion me tient toujours autant à cœur. Le Rubikcubisme me demande un peu plus d’organisation, mais je demeure présent dans la rue car c’est important de continuer ce travail in situ. A côté je poursuis le travail sur les cubes. C’est tout aussi important.

Bad Men- Part I
19 avril – 2 juin 2007
Galerie Jollenbeck – Michael Nickel
Cologne (Allemagne)
www.galerie-jollenbeck.de