ART | CRITIQUE

Sous influences

PFrançois Salmeron
@09 Avr 2013

L’exposition «Sous Influences» aborde avec brio une des problématiques les plus fascinantes de la création: la prise de psychotropes exerce-t-elle une véritable influence sur la production artistique? L’enjeu est alors d’essayer de retranscrire les effets des drogues, et de donner à ressentir la nouvelle perception du monde qu’elles offrent.

Le parcours conçu par Antoine Perpère vise à interroger les rapports complexes que l’art entretient avec la prise de drogues et de psychotropes. Tout d’abord, le commissaire de l’exposition nous invite à opérer quelques distinctions. Car il existe différents types de drogues, qui exercent des effets tout à fait différents sur la conscience et la perception de celui qui les consomme.
On répertorie donc trois grandes familles: les opiacés qui ont des effets sédatifs et dilatent la conscience (haschich, morphine, héroïne), les stimulants qui au contraire intensifient notre vécu (cocaïne, amphétamine), et les hallucinogènes qui nous ouvrent à une autre dimension du monde (champignons, LSD, drogues de synthèse).

Si les artistes se sont souvent essayés à la prise de drogues, il ne faut toutefois pas les cataloguer comme des toxicomanes. Car, à travers cette démarche, les artistes engagent une quête se déployant en plusieurs sens: trouver une nouvelle manière de créer, accéder à un ailleurs ou à une autre dimension, explorer les marges, sont autant de fins visées dans la prise de psychotropes. Surtout, l’artiste qui crée «sous influences» veut rendre compte et mettre en forme ce qu’il perçoit alors de la réalité.

On peut ainsi considérer les drogues comme des leviers pour atteindre une autre perception des choses et de soi, comme des stimulateurs, des déclencheurs permettant d’établir de nouvelles connexions, des vecteurs de voyages. Aussi, ces démarches artistiques évoquent-elles des expériences transgressives qui viennent bousculer les mœurs et les législations en vigueur.

En ce sens, on notera que les écrivains sont particulièrement à l’honneur, notamment à travers la figure d’Antonin Artaud, auteur de la Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants. On découvre aussi toute une série de dessins se déployant autour du Fumeur d’opium de Jean Cocteau, ainsi que les fascinants croquis d’Henri Michaux expérimentant les effets de la mescaline sur sa perception. Par là, la démarche du poète est l’une des plus significatives.

En effet, Henri Michaux mettait en place de véritables protocoles lors des prises de mescaline, la drogue étant fournie par des médecins de l’hôpital Sainte-Anne, et les prises s’effectuant dans un cadre bien déterminé. Aussi, les conclusions de Michaux abordent une problématique essentielle à la prise de drogues: comment rendre compte de ce qui a été vécu? Comment donner forme à l’informe, rendre communicable une expérience-limite se déployant aux frontières de l’indicible?
Face à la quasi-impossibilité à retranscrire ce qu’il ressent sous mescaline, et face à la difficulté à décrire en différé les effets que la drogue a sur sa perception, Henri Michaux décide donc de dessiner sous mescaline. Ainsi, il réussit à rendre tangible les vibrations de la matière qu’il perçoit, à rendre compte de la prodigieuse accélération qui se produit. Le film Images du monde visionnaire coréalisé avec Eric Duvivier donne également à voir le fourmillement et la fragmentation des formes, comme si, sous mescaline, la matière se mettait à battre sous l’impulsion d’un rythme primaire.

Néanmoins, si les artistes s’attèlent à retranscrire leur vécu «sous influences», ils cherchent aussi à nous donner à ressentir leur nouvelle perception du monde. Dans le premier cas, on peut donc évoquer la démarche d’Henri Michaux, mais on peut également se référer aux jouissifs autoportraits de Bryan Lewis Saunders (le titre de chaque autoportrait renvoie aux doses et types de drogues ingurgitées, et créent un véritable florilège de formes et de couleurs), ou aux textes de Francis Alÿs dans Nacotourism (pendant une semaine, chaque jour est dédié à une drogue afin de cerner leurs effets sur l’âme et le corps).

Dans le second cas, les artistes s’efforcent de nous faire ressentir des choses analogues à leur propre expérience. Ils visent ainsi à impliquer le spectateur, et à lui prouver que leurs expériences ne sont pas complètement marginales, et peuvent être au moins partiellement partagées et éprouvées par quiconque.
Par exemple, la vidéo psychédélique de Martial Raysse, Camembert Martial extra-doux, nous embarque dans un univers déjanté, iconoclaste et dionysiaque. Sur fond de musique des Who, des couleurs et des formes assaillent notre perception et nous envoûtent progressivement.

De même, les jeux de miroirs et de poix rouges et blancs de Yayoi Kusama nous font rentrer dans un univers ouvert à l’infini, où nos repères spatiaux sont mis à mal. Derrière cette installation, un stroboscope nous harcèle accompagné d’une musique lancinante, comme si nous étions en proie à des hallucinogènes.
Les champignons et l’amanite tue-mouches se trouvent alors également mis à l’honneur, symbole par excellence de l’hallucination et de l’intoxication. L’alcool est aussi convoqué avec une série d’installations humoristiques, dont le néon L’aspirine c’est le champagne du matin de Jeanne Susplugas.

Mais le recours à la drogue, c’est aussi la possibilité de s’ouvrir à la spiritualité ou à la réflexion: par exemple, le pavot est représenté dans les peintures religieuses assyriennes, et l’opium nous permet d’être tout aussi zen qu’un bouddha. Car la drogue, ce n’est pas que de la «défonce» et de la rigolade. Ce peut être un recours, un traitement pharmaceutique: en ce sens, une croix verte typique des façades des pharmacies trône dans la LSD Library de Frédéric Post. Dès lors, on comprend que la drogue, désignée sous le terme de «pharmakon» chez les Grecs, a un statut pour le moins ambigu. Car le «pharmakon» ce peut être aussi bien le remède que le poison ou le venin. Enfin, le «pharmakon» désigne aussi celui que l’on expulse de la cité, espérant par là se purifier du mal. Le «pharmakon» devient alors un apatride et un marginal.

En effet, le dernier volet de l’exposition nous emmène dans le monde des marginaux et des junkies, avec notamment les photographies de Larry Clark, Nan Goldin ou Antoine d’Agata. Les vidéos de Willem de Rooij ou de Gianfranco Rosi relatent également la violence faite au corps des drogués, au calvaire de leur existence, et aux dangers auxquels ils s’exposent (maladies, sida, contamination, cartels de la drogue, endettement, représailles, etc.).

Ces vidéos et photos témoignent ainsi du mode de vie de ceux qui vivent à la marge de la société, et que le corps social n’a pas réussi à intégrer ou à prendre en charge. Ces personnes illustrent la face cachée de l’histoire des drogues, où les corps et les âmes sont meurtris par des douleurs existentielles intolérables. Ici, il n’est plus du tout question des vertus calmantes ou créatives de la drogue. La drogue apparaît comme la pire des destructions et, au lieu de nous amener vers un «ailleurs» idéal et chimérique, nous harnache dans les enfers des damnés.

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