ART | CRITIQUE

Souffles oxydants

PCéline Piettre
@09 Nov 2010

Tandis que l’exposition «REHAB» à la Fondation EDF réhabilite, avec le plus grand sérieux, la vocation esthétique, politique et philosophique du déchet dans l’art contemporain, Lionel Sabatté nous en propose une version plus modeste, intime et ironique.

Chez Lionel Sabatté, la récupération ― d’un motif marginalisé (les lunettes par exemple!), d’un résidu organique (la peau, les ongles), d’un matériau ignoré (la poussière) ― est le signe du temps qui passe, mais encore une façon de questionner la pratique artistique. Ses «Souffles oxydants», présentés chez Patricia Dorfmann, caressent la peinture, attaquant la matière comme la vieillesse les corps dans une relecture personnelle et un tantinet subversive de la vanité dans l’art.

Ashes to Ashes, Dust to Dust…
Parce qu’elle rend compte d’une vie passée, à l’état minéral ou organique, parce qu’elle est le résultat d’un processus permanent de décomposition, la poussière a une forte dimension existentielle. Celle que Lionel Sabatté met sous cadre, et qui forme les séries de loups ou de petits personnages, est systématiquement prélevée à la station de métro Châtelet-Les Halles, lieu de forte affluence.
Par cette récolte dérisoire, scrupuleusement datée, l’artiste rend visible les débris en suspension, leur donne une nouvelle matérialité, et trouve une forme plastique, concrète, au caractère insaisissable du temps qui passe. Comme Marcel Duchamp et son Élevage de poussière − immortalisé en un paysage lunaire par la photographie de Man Ray −, Lionel Sabatté introduit dans son œuvre la notion de durée, et l’emprisonne tel le sable dans un sablier.

Ailleurs, les traces brunes qui envahissent ses peintures, boursouflures spiralées des Coquilles ou brûlures aveuglantes (Soudain l’été dernier), sont le résultat d’une oxydation de la matière. Née du mélange entre un liquide ferreux et une solution à base d’oxygène, la rouille qui les constitue est l’équivalent minéral de toute dégénération organique. Le corps qui vieillit est lui aussi un corps qui s’oxyde.
De là se construit une parabole païenne de l’existence comme flux et échanges. Une parabole contenue dans la forme même des toiles, rythmée par des jaillissements, éclaboussures, coulures, implosions et explosions, cloques… La peinture de Lionel Sabatté grouille comme la vermine d’un dynamisme permanent, d’une vie qui confine au dégoût tant elle porte les signes de son achèvement.

Ironie du trivial et du presque rien
Si les toiles et les sculptures de Lionel Sabatté s’apparentent à des vanités, elles échappent à toute forme de sacralisation ou de sublimation. Le motif est réduit au strict minimum, au plus simple. Impersonnel et manufacturé en série, il s’ancre dans le banal et le quotidien. Lunettes, bonhommes et animaux stylisés, coquilles… auraient pu être dessinés par un enfant. Et quand bien même il est question de loups, de chouettes, de tout un bestiaire à connotation ésotérique, cela ne se rapporte qu’au monde de la superstition populaire, aux croyances de sorcières, terre à terre, matricielles.

Le déchet, ici, garde sa nature première. Il renvoie à l‘humanité la plus vulgaire, la plus animale. Les poils, oubliés dans les toiles, la peau et les ongles, la graisse de cuisine du Chat et des échelles, sont là pour nous le rappeler constamment.

Ainsi, on devine, à travers la naïveté des sujets et l’usage du rose, intégré par pointe, une ironie véritable, qui taquine à la fois la tendance allégorique de l’art contemporain et de sa critique (cf la Divagation de Sarah Ihler-Meyer*) ainsi que l’ego de l’artiste. Dans une vitrine latérale de la galerie, une chouette gracile, Chevêche Athéna, attend ses visiteurs. Composée exclusivement de peau et d’ongles (que l’on suppose être ceux de Lionel Sabatté) elle révèle à nos yeux l’intimité de l’artiste, comme un pied de nez au narcissisme créateur.

Selon nous, l’œuvre pourrait fonctionner tout aussi bien comme une caricature. De la pratique artistique en général, et de cette tendance à la récupération, qui traverse tout le XXe siècle: celle-là même qui est évoquée dans l’exposition «REHAB», celle qui confère au détritus une vérité environnementale, politique et ontologique. Lionel Sabatté semble lui préférer la vanité la plus ordinaire, paradoxalement la moins symbolique. Là est sa nature subversive. D’oser nous présenter, simplement empaqueté de rose, le destin mortel de toute chose.

* L’anarchisme de l’art

— Lionel Sabatté, La Marche de la coquille, 2010. Rouille, solution ocydante et vernis sur toile. 160 x 160 cm
— Lionel Sabatté, Conversation intercoquilles 2, 2010. Solution à base de fer, solution oxydante, vernis sur toile. 200 x 250 cm
— Lionel Sabatté, Soudain l’été dernier, 2010. Solution à base de fer, solution oxydante, vernis sur papier. 42 x 29,7 cm
— Lionel Sabatté, Conversation intercoquilles, 2009. Techniques mixtes sur toile. 200 x 300 cm
— Lionel Sabatté, Le Sourire des orifices, 2010. Acrylique et vernis sur toile, 160 x 200 cm
— Lionel Sabatté, Chevêche Athéna, 2010. Peaux de pied, ongles, vernis. 10 x 16 cm

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