ART | CRITIQUE

Sonic Process, Une nouvelle géographie des sons

PMuriel Denet
@20 Oct 2002

Une tentative pour réévaluer le son en tant que matériau des arts plastiques, pour lui donner droit de cité face à l’hégémonie de l’image dans les galeries et les musées, pour inverser sa fréquente soumission à l’image.

L’art vidéo et le cinéma d’exposition ont durablement installé le son dans les galeries et les musées. Il conviendrait donc de le considérer comme un matériau des arts plastiques. Mais, il faut bien admettre que son statut y est souvent secondaire, sa perception, tributaire de l’image. Sonic Process tente une inversion de ce rapport en ouvrant l’espace d’exposition à des rencontres suscitées à l’initiative des arts du son.

Et pour commencer, depuis un segment limité de ce champ : celui du son créé par ordinateur (les petits, précise Christine van Asshe, commissaire de l’exposition), à partir d’une matière sonore pré-existante. Toutes les modalités d’appropriation et de collage, communément à l’œuvre dans les arts plastiques, sont ici réactivés, et démultipliés, par les techniques numériques : collection, archivage, échantillonnage, répétition, superposition, juxtaposition (en cut, coulé, ou fondu), etc., auxquels il convient d’ajouter toutes les triturations possibles par distorsion, élongation, accélération, etc.

Cette esthétique du mixage informe la configuration et le contenu de l’exposition, où il s’agit de donner à entendre et à voir. La scénographie est ainsi entièrement soumise à la contrainte de l’isolation acoustique. Un parcours en boucle, calfeutré dans une douceur moelleuse de feutre et de moquette, conduit d’une cellule-studio à l’autre. À peine éclairées par la lueur des images projetées, ou diffusées sur moniteur, mobiles ou fixes, mais toujours fluctuantes, les salles accueillent des installations et des performances, véritables paradigmes plastiques des propositions ici réunies.

Les fantômes de Flow Motion dansent, ou s’étirent en volutes ralenties à l’extrême, dans une pénombre grise, encombrée de six énormes enceintes muettes, qui évoquent les sound systems jamaïcains, alors que de petits haut-parleurs flottant dans l’espace tels de gros insectes, diffusent des sons pré-mixés, auxquels se mêlent des prises directes captées aux abords du Centre Pompidou.
Ambiance sonore à la fois urbaine, et mystérieuse, que l’on retrouve dans Esprits de Paris, installation d’images et de sons, faussement live, de Mike Kelley et Scanner, qui, là encore, fait se télescoper les espaces intérieur et extérieur, pour mieux s’échapper dans un souffle occulte, auto-produit par les machines mêmes.

Le DJ est l’archétype du performer. Son œuvre éphémère est impropre à l’exposition. Pour atteindre un public plus large, la performance, à l’instar de celles du Body Art documentées par la photographie et la vidéo, peut être enregistrée, et rediffusée. Éventuellement, et cela constitue l’une des spécificités de la matière sonore, l’enregistrement se plie à des réactualisations : en lui superposant une nouvelle couche sonore à chaque exposition (Flow Motion), par exemple, ou bien en le remixant à intervalles réguliers, ou non — via internet (Scanner). Mais il peut aussi geler une performance dans un arrangement destiné à l’exposition, comme Sophiensäle, Wien (mai 1999), qui associe voluptueusement de riches matériaux sonores et musicaux (Tosca), qui se heurtent curieusement à une projection photographique sans effet, mue par une esthétique de l’ordinaire et du rebut (Gabriel Orozco).

Autre alibi plastique de cette exposition sonore, le design. Le cube, la grille, et surtout la boucle, ouverte ou fermée, en sont les figures privilégiées. Le colimaçon des bancs de l’installation de Mathieu Briand fait bien sûr écho au sillon du vinyle: une invitation au public à scratcher, mixer, et graver son propre disque, qui devient alors un matériau supplémentaire disponible pour les créations à venir.
L’espace chilling out conçu par Martí Guixé propose des modules circulaires pour le repos, ou la consultation de bases de données.
Un échantillonnage de documents vidéo traitant du son, de sa diffusion, et sa perception, dans des environnements réels de métropoles, est visible dans une dizaine d’alvéoles confortablement lovées dans les creux des S qui structurent l’installation de Renée Green.

Mais qu’en est-il du rapport image/son tel que le cinéma l’avait initié ?
Dans une installation multidimensionnelle sophistiquée, où le son est censé prendre la direction d’une narration visuelle, qui glisse vers une obscurité autant physique que sémantique, Doug Aitken en propose une inversion assez peu convaincante. Avec Gridio, Coldcut joue — ou est le jouet, on ne sait trop —, de l’hétérogénéité irréductible des matériaux visuel et sonore. Où la forme visuelle résiste, ne se prêtant qu’à deux figures de collage — juxtaposition et répétition —, pendant que le matériau sonore fait figure de minerai brut, d’une plasticité infinie, pour des mixages sans limite. L’interactivité un peu vaine de l’installation mime, non sans humour, un monde — celui qui reste après les médias — impitoyablement bégayant.

La salle conçue par David Shea, avec fauteuils et écran transparent (une vitre de studio derrière laquelle se tient le clavier d’un synthétiseur, qui ne sera activé que lors de performances ponctuelles et programmées), propose à l’auditeur-spectateur des projections sonores, en huit scènes. L’image se fait mentale, nourrie de réminiscences cinématographiques, et de recréations. Des ailleurs se profilent, des mondes prennent corps.

Le son seul donne ici toute sa mesure. Car s’il ouvre des espaces insondables, son alliage à l’image reste problématique, et nombre d’œuvres de plasticiens sont autrement plus convaincantes de la richesse qu’il recèle que la plupart des installations de Sonic Process. Il reste que les process ici recensés, et la plasticité singulière du son, matériau brut quel qu’en soit la source, invisible, immatériel et spatial, offrent un vaste champ exploratoire à l’art actuel.
Une nouvelle frontière se profile peut-être. Sonic Process, comme les premiers pas balbutiants d’une conquête annoncée.

Doug Aitken
— New Skin, 2002. Installation audiovisuelle. 4 vidéoprojecteurs, 4 DVD, un système de diffusion sonore son surround.

Mathieu Briand
— ][SYS*11. Mie>AbE/SoS ][SYS*10][][, 2002. Installation sonore. 1 système de diffusion sonore, 1 console de mixage, 5 platines, 1 graveur de vinyles, 4 vinyles matrice, 500 vinyles vierges.

Coldcut
— Gridio, 2002. Installation audiovisuelle. 1 ordinateur, 3 vidéoprojecteurs, 3 écrans, 1 système de diffusion sonore son surround, 16 dalles interactives au sol.

Flow Motion
— Ghost Dance, 2002. Installation audiovisuelle. 2 vidéoprojecteurs, 2 DVD, 1 système de diffusion sonore son surround, 4 diffuseurs de son direct, 4 diffuseurs de son traité, périphériques de traitement sonore, 1 table de mixage, 4 micros.

René Green
— WaweLinks, 2002. Installation audiovisuelle. 1 vidéoprojecteur, 1 écran, 7 moniteurs, 8 DVD, 1 système de diffusion sonore son surround, 7 diffuseurs de son localisé, 1 DVD audio.

Martí Guixé
— Data Square / Mptree, 2002. Installation multimédia. 14 ordinateurs, 3 connexions internet, 28 casques, 5 tables, 20 chaises, 5 palmiers.

Mike Kelley & Scanner
— Esprits de Paris, 2002. Installation audiovisuelle. 2 vidéoprojecteurs, 12 moniteurs, 1 écran bi-face, 1 écran plat, 14 DVD, 1 système de diffusion sonore.
Richard Dorfmeister, Rupert Huber & Gabriel Orozco

— Sophiensäle, Wien (mai 1999), 2002. Installation audiovisuelle. 8 projecteurs de diapositives, 1 écran, 1 DVD, 400 diapositives, 2 systèmes de diffusion sonore son surround, 1 DVD audio.

David Shea
— 2001- A Sound film in Eight Acts, 2002. Installation sonore. 1 système sonore quadraphonique, 1 sampler, 1 ordinateur, 1 clavier.

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