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Solos

En cette mi-novembre diluvienne, deux temps forts marquaient la saison pré-hivernale nivernaise, question danse contemporaine : Josef Nadj et le musicien Akosh Szelevényi qui donnaient leur pièce Entracte dans le cadre du 22e festival D’Jazz de la cité ducale chère à Marguerite Duras et, pas bien loin de là, à Clamecy, pour être précis, la performance étonnante d’Annamirl van der Pluijm, qui reprenait deux de ses solos datant des années 90.

Annamirl van der Pluijm a fait ses classes à l’Académie de danse de Rotterdam au début des années 80. Elle a suivi un parcours hétéroclite car, après avoir travaillé avec Jan Fabre, elle a pratiqué, le plus sérieusement du monde, le flamenco à Madrid (il faut préciser que le mot « flamenco » désignait au départ, en l’épinglant un peu, le luxe tapageur des Espagnols néo-riches de retour des Flandres au temps de Charles Quint), avant de faire partie de la compagnie de celle qui, avec Pina Bausch et Susanne Linke, est la troisième muse de la danse-théâtre allemande : Reinhild Hoffmann.

L’association Culture et Loisirs et l’École de musique et de danse de Haute Nièvre avaient donc invité la chorégraphe à donner deux solos (doit-on dire soli ?) intitulés Solo M. et Solo P. Le premier se réfère non pas à M le Maudit mais à M comme Martha Graham, autrement dit à la prêtresse américaine de la danse moderne, à laquelle la fondation Culturgest de Lisbonne avait rendu hommage en son temps, en 1994 (on y était !), sous forme de conférences, de projections de films, de démonstrations techniques et de commandes passées à des chorégraphes « émergents » (on disait alors « jeunes » chorégraphes), dont Miss van der Pluijm.

Annamirl s’est sans doute inspirée du solo grahmien Lamentation (1930) dans lequel la créatrice de la Modern Dance évolue en position assise, simplement vêtue d’une robe bleue en jersey, encapuchonnée dans un voile de novice vouée au seul culte qui vaille : celui, païen, de la danse. Des clichés photographiques de la chorégraphe américaine ont également stimulé la jeune Hollandaise, notamment ceux de Barbara Morgan –— l’un des plus connus présente Martha Graham dans une position étrange et indéterminée, car on ne sait pas vraiment si le corps se trouve à la horizontale ou, au contraire, en position debout.

De même, la jeune chorégraphe réinterprète à sa façon la fameuse « technique » gestuelle de Graham, fondée sur la dialectique entre la tension et le relâchement, la contraction et la détente, la flexion et le raidissement du corps, l’inspiration et l’expiration — sans oublier les incessants changements d’axes et de points d’appuis. Le corps est libéré des contraintes du ballet : la danseuse va nus pieds et oublie les pas, les positions classiques et les pointes. Certains gestes font penser aux mouvements de gymnastique mis au point par Joseph H. Pilates du temps de la Denishawn School, d’autres rappellent les exercices prénataux dispensés aux femmes sur le point d’accoucher. Le solo est parcouru de convulsions, de crispations, de secousses du bassin, de tremblements pelviens. La danseuse prend appui sur un banc en bois minimaliste et alterne lents déplacements, va-et-vient, valse-hésitation, emportements fougueux.

Malgré un physique plus imposant que celui de la frêle Martha, enveloppé dans une longue robe en stretch noir, malgré des ahanements, des reprises de souffle, des halètements ne dissimulant jamais la dépense énergétique, Annamirl communique une certaine sérénité, une sensation de calme, un sentiment de béatitude, un état d’âme qui prend sa source et sa fin dans les suites au violoncelle de Bach.

Solo P : P comme Purcell, le fameux compositeur baroque anglais du 17e siècle dont les études accompagnent Annamirl dans cette pièce est un tantinet plus « classique » (la danseuse y esquisse même quelques pas de bourrée, des enchaînements sur demi-pointe et des saltations dans le style de la « belle dance » d’antan !). P comme panier : la danseuse porte une magnifique robe en crinoline dorée soutenue par un arceau ample et léger qu’elle a elle-même conçue, rappelant les tenues des Ménines de Vélazquez ainsi que les tenues designées par Jean-Paul Gaultier pour Le Défilé (1985) de Régine Chopinot.

La danseuse devient sculpture, objet d’art cinétique. Les formes et les mouvements font écho aux dessins et costumes imaginés par Oskar Schlemmer dans le cadre du Bauhaus et aussi, aux compositions florales « Art nouveau » qui faisaient le charme des danses serpentines de Loie Fuller -— le jeu savant d’éclairages conçus par Achim Wassong va d’ailleurs dans ce sens, dématérialise la danseuse et apporte une tonalité magique au spectacle.

La modernité de la pièce s’exprime plus par la « déconstruction » de la danse, les longues poses entre les séries de mouvements ou les passages musicaux, les moments infinis où la danseuse tourne le dos aux spectateurs, que dans les plages ornementales, les effets sexy de contre-jour de certains éclairages.

Vers la fin du solo, Annamirl retourne en enfance, joue au cerceau, fait du Hula hoop avec la structure singulière de sa robe, se montre même coquine. Elle se livre alors à des sautillements et produit des torsades, des effets tirebouchonnant ainsi que des motifs en spirale. Elle replie son corps comme pour rentrer dans sa coquille ou dans sa fragile carapace ajourée comme un abat-jour en dentelle. Dans la première pièce, la danseuse est femme-sÅ“ur, possédée par la danse. Dans la seconde, elle se révèle femme-enfant…

— Chorégraphe : Annamirl van der Pluijm
— Interprétation : Annamirl van der Pluijm