ART | INTERVIEW

Seul celui qui connaît le désir

Julien Fronsacq, commissaire au Palais de Tokyo, s’est entretenu avec l’artiste islandais Ragnar Kjartansson, dont il commissionne l’exposition personnelle, «Seul celui qui connaît le désir». Un entretien disponible dans la monographie parue aux Presses du réel en novembre 2015.

Julien Fronsacq. Un grand nombre de vos œuvres ont une forte dimension performative, impliquant la durée, la répétition et l’engagement physique. A l’occasion de l’exposition «The Palace of the Summerland », vous avez transformé l’espace d’exposition en studio de cinéma, où vous travailliez à interpréter sans cesse des chapitres du roman épique islandais Lumière du monde (1936 – 1940) de Halldor Laxness. Markus Thor Andresson souligne que votre approche de la performance est très différente de celle des artistes des années 1970 qui envisageaient l’expérience performative comme épreuve. Pourtant, répéter un refrain pendant trente minutes (God, 2007) ou chanter pendant douze heures un aria de Mozart (Bliss, 2011), cela n’exige-t-il pas également une implication forte de la part des interprètes?
Ragnar Kjartansson. De ces performances, je ne garde que le souvenir d’un sentiment d’accomplissement. C’est toujours un plaisir intense que de faire taire l’effervescence de sa vie pour se concentrer sur une seule chose. Je crois que la différence entre mon approche et celle de la tradition classique de la performance des années 1970 est une question d’attitude et de contexte. Je m’attache à la joie et à l’ironie qu’il y a à faire ces pièces plutôt qu’à l’héroïsme. Il existe toutefois une forme de jouissance dans l’héroïsme. Il est extrêmement satisfaisant de réaliser quelque chose qui a l’air d’une prouesse. Mais les miennes sont des prouesses de spectacle. Si certaines de mes performances nécessitent un effort physique éprouvant, la difficulté principale reste l’ennui et le sentiment d’insignifiance. Elles ont quelque chose à voir avec la vaste et accablante tristesse de l’existence.

Julien Fronsacq. Voulez-vous dire que l’effort mis en scène dans la performance a un aspect positif? Dans vos performances, l’effort diffère de l’effort quotidien, car il permet au performeur de se concentrer de manière très singulière et précise.
Ragnar Kjartansson. Il suffit de rester dans une situation et de répéter les choses pour se sentir plus comblé. Dans la religion, il est beaucoup question de concentration, de systèmes pour nous aider à nous concentrer et à réfléchir. Une fois, à Berlin, je buvais des whiskies avec Ulay (ce grand artiste qui a collaboré avec Marina Abramovic) au beau milieu de la nuit. Il évoquait ses expériences avec des aborigènes, des moines d’Extrême-Orient et quelques autres expériences spirituelles. Il affirmait qu’il avait étudié les formes religieuses afin de créer des cérémonies humaines. Je suis héritier direct de ces recherches. J’aime souligner quelque chose qui n’est pas de l’ordre du spirituel mais de l’humain. J’aime utiliser une dimension physique extrême, mais l’effort ne doit pas transparaître – comme dans un ballet. De nombreuses performances sont aussi physiques que la vie quotidienne. Pour A Lot of Sorrow (2013), j’ai invité le groupe The National à chanter sa chanson Sorrow en boucle pendant six heures, c’est-à-dire à chanter une chanson comme on travaillerait dans un bureau.

Julien Fronsacq. A Lot of Sorrow magnifie aussi un moment du quotidien: l’écoute d’une chanson pop. Par la répétition, vous mettez l’accent sur le sentiment évoqué par les paroles et ce qu’elles contiennent de sublime. Mais le terme sublime est peut-être un peu fort…

Ragnar Kjartansson. Non, non, disons sublime! (Rires) Mon travail associe souvent sublime et banal en une forme de tension.

Julien Fronsacq. Vous dites que le roman Lumière du monde parle de la beauté et de sa déconstruction. La déconstruction est littéralement affaire de ce qui est à la fois somme de fragments et un. Pour la série Raging Pornographic Sea (2012), vous êtes allé en bord de mer avec votre père pour dessiner les vagues. Cette somme de dessins réalisés simultanément par deux personnes forme une expérience unique. Elle concentre en quelques dessins toute la relation entre un père et son fils et la contemplation de l’océan par deux hommes durant une journée. A Lot of Sorrow constituerait l’inverse: une chanson étirée le temps d’une journée de travail presque complète.
Ragnar Kjartansson. Raging Pornographic Sea et A Lot of Sorrow sont des répétitions, produisant une masse de tristesse, à la fois comme expression et comme impression. Raging Pornographic Sea et Omnipresent Salty Death (2015), une nouvelle œuvre, utilisent le style de dessin et de peinture que mon père et moi avons appris de mon grand-père pour créer une somme de l’expérience consistant à regarder les vagues se répéter à l’infini. Cette œuvre ne s’est pas faite en une journée. Nous réalisons ces séances «en plein air» régulièrement. C’est la meilleure façon d’être en lien avec mon père qui est hyperactif. Là encore, c’est une histoire de concentration. Ce sont nos moments père-fils – dessiner ou peindre face à la mort salée omniprésente. Pour cette nouvelle oeuvre, nous avons peint à l’aquarelle. Je crois que le dessin commençait à ennuyer mon père. Nous progressons en tant qu’artistes de paysages marins.

Julien Fronsacq. La répétition existe à la fois à l’échelle de chacune de vos œuvres et à celle de votre production artistique prise dans son ensemble. Ainsi, dans la performance God, vous répétez un unique refrain et tentez de produire avec les musiciens le plus grand nombre possible de variations. Avec Me and My Mother (2000, 2005, 2010, 2015), vous répétez tous les cinq ans un même mode opératoire.
Ragnar Kjartansson. Je viens de terminer The Night of the Wedding (2015), une série d’aquarelles sombres représentant le ciel de nuit. De telles choses idiotes se transforment en œuvre quand on les répète.

Julien Fronsacq. Dans plusieurs de vos œuvres – Me and My Mother, God ou encore World Light – the Life and Death of an Artist (2015) –, vous apparaissez en personne. Pour le pavillon islandais de la Biennale de Venise en 2009 (The End – Venezia), vous êtes resté pendant six mois dans un palazzo pour travailler comme peintre avec votre modèle, produisant un tableau par jour. A cette occasion, vous avez aussi réalisé une série de photographies vous représentant en tant que peintre au travail. Il est difficile de savoir si vous y apparaissez en tant qu’artiste, en tant que personnage ou juste en tant que personne.
Ragnar Kjartansson. Même pour moi, il est difficile de faire la différence. Mais, à bien y penser, je suis juste moi-même tout le temps. Impossible de jouer.

Julien Fronsacq. Le roman Lumière du monde dévoile, à travers Olafur Karason, son personnage principal, les contradictions de la vie d’un poète. Son enfance est morne, mais la découverte précoce de la poésie vient transformer sa vie. Diriez-vous que Lumière du monde est une épopée qui dépeint la vie héroïque d’un poète?

Ragnar Kjartansson. Ce livre est héroïque; il me fait pleurer quand je le lis. Et pourtant, le récit de Halldor Laxness est un chef-d’œuvre d’ironie. Laxness était un moderniste et un socialiste et, dans la tourmente des années 1930, il compose une ode qui, en même temps, se moque de l’artiste qui ne croit en l’art que pour l’amour de la beauté. Il ne cherche pas à créer un monde meilleur, de nouvelles formes ou à déconstruire quoi que ce soit. Il est juste plein d’aspirations et croit en la beauté du ciel. C’est l’histoire de la façon dont les aspirations romantiques pour la beauté conduisent à la destruction épique. L’auteur critique l’esprit romantique tout en l’aimant éperdument. On peut dire que ce livre est ma bible.

Julien Fronsacq. Pour votre exposition au Palais de Tokyo, vous réalisez une œuvre in situ (Seul celui qui connaît le désir, 2015) qui emprunte son titre à Goethe. Il s’agit d’un paysage romantique fait d’accessoires de théâtre. Vous aviez déjà mis en scène un opéra expérimental (Der Klang der Offenbarung des Göttlichen, 2014), dans lequel les seuls personnages étaient les éléments d’un décor de paysage qui bougeait et se modifiait. Cela faisait écho, en quelque sorte, à la conception romantique de la nature animée. Dans quelle mesure cet emprunt d’un poème de Goethe fait-il référence à la littérature romantique?
Ragnar Kjartansson. Cette citation exprime l’essence de l’époque romantique. Je veux dire que Beethoven, Schubert, Tchaïkovski, tous ont écrit des lieder basés sur ce poème. Je crois que Goethe fut pour le XIXème siècle ce que Duchamp a été pour les XXème et XXIème siècles. Il a vraiment influé le cours de la pensée. Ce poème fait écho à mes aspirations profondes depuis que je l’ai entendu pour la première fois. Il parle du désir ou de l’aspiration éternellement inassouvis. Les falaises installées au Palais de Tokyo sont, d’un côté, un paysage, de l’autre, seulement du contreplaqué. J’ai travaillé comme technicien au théâtre et les coulisses sont l’endroit que je préfère. Le décor a deux faces, un avant et un arrière. Il est à la fois sublime et banal et pose la question de savoir ce qui est quoi.

Julien Fronsacq. Votre film World Light – the Life and Death of an Artist, tourné pendant l’exposition «The Palace of the Summerland», est présenté au Palais de Tokyo.

Ragnar Kjartansson. Cette exposition au Thyssen-Bornemisza Art Contemporary (Vienne) a été l’occasion de monter un studio de tournage de cinéma. J’adore le tumulte des gens en train de créer des simulacres – l’énergie d’un lieu de tournage. Je voulais concevoir une performance de tumulte permanent. Pour maintenir cette énergie, il me fallait un objectif, un point d’accroche. Le tournage a été ce point d’accroche. L’énergie libérée par tous les acteurs, amateurs mais grands artistes, en train de faire un film dramatique sur la mort, la beauté et la poésie, a été électrisante. «The Palace of the Summerland» a permis au public de suivre simultanément l’exposition, sa production et ses coulisses.

Julien Fronsacq. Vous montrez aussi les films de Scenes from Western Culture (2015), qui rassemblent des histoires courtes. Ces histoires ont-elles pour cadre la vie ordinaire?
Ragnar Kjartansson. Non, cette série de films touche au désir, à la représentation de situations idéales.

Julien Fronsacq. L’origine de Scenes from Western Culture est une série de dessins tirés de vos carnets. Ils représentent des situations de la vie quotidienne explicitement mises en scène. Certains de ces dessins s’inspirent de situations que vous avez imaginées, d’autres de situations dont vous avez été le témoin. Paradoxalement, ces dernières ne sont pas celles auxquelles on aurait pu s’attendre. Ainsi vous avez filmé un couple en train de faire l’amour. Curieusement, cette situation très simple était en fait une projection mentale, mais vous aviez une représentation très détaillée du contexte!

Ragnar Kjartansson. Je voulais que la chambre soit sobre et confortable. Le confort sobre est le kitsch contemporain. J’étais particulièrement attaché au vase en verre de forme rectangulaire que j’avais vu à la télévision islandaise en arrière-plan d’une interview d’un politicien de droite accusé de grave abus de pouvoir à l’encontre d’un demandeur d’asile. Ce vase est à l’origine de toute la scène.

Julien Fronsacq. Comment va Bjarni Bummer? Vous avez fait avec lui une performance intitulée Bjarni Bummer Listens to “Take It Easy” by Eagles (2014). Vous lui avez demandé de poser pour une série de peintures pendant un week-end entier, en écoutant tous les deux en boucle la chanson Take It Easy des Eagles. Est-ce vraiment le genre de personne à se la couler douce? Dans vos peintures, il a l’air de plus en plus épuisé.
Ragnar Kjartansson. Bjarni Bummer est l’un des gars les plus cool de ma ville natale. Il faisait partie de la bande de la new wave indé à la fin des années 1980. Tous ses amis sont devenus stars de la pop, figures de la télévision ou politiciens (Sugarcubes, par exemple, le maire de Reykjavik, etc.), mais lui reste le même glandeur indé. C’est clair qu’il se la coule douce et que son attitude face aux choses est très réaliste. A chaque fois que vous le croisez et que vous lui demandez «Ça va la vie?», il répond: «De la merde.» Le seul honnête homme de Reykjavik. Il déteste un peu les Eagles!

Julien Fronsacq. La performance a dû être une torture! Que fait-il maintenant?
Ragnar Kjartansson. Il travaille comme directeur des ventes pour une entreprise de vente de pièces détachées et de machines industrielles. C’est l’essence même du cool – il est héroïque dans sa façon d’embrasser le quotidien.

Julien Fronsacq. Pouvez-vous revenir sur le titre de l’exposition «Seul celui qui connaît le désir»?

Ragnar Kjartansson. Il est inspiré d’une chanson que ma compagne m’a fait écouter. Cette chanson est le meilleur exemple de collaboration que je connaisse: les paroles sont de Goethe, la musique de Tchaïkovski, le tout est chanté par Frank Sinatra. Mais rien n’est parfait. Dans sa version, Sinatra chante «seul celui qui connaît la solitude», un véritable manque de respect pour Goethe. Il aurait dû dire: «Seul celui qui connaît la nostalgie».

Berlin, juin 2015. Traduit par Adel Tincelin

Julien Fronsacq est commissaire d’exposition au Palais de Tokyo et commissaire de l’exposition personnelle de Ragnar Kjartansson.

Cet entretien est paru dans la monographie Ragnar Kjartansson éditée par les Presses du réel, coll. Palais de Tokyo, en novembre 2015 , dans le cadre de l’exposition monographique «Seul celui qui connaît le désir», qui a lieu du 21 octobre 2015 au 10 janvier 2016 au Palais de Tokyo

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