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Serge Malik

Ni expert, ni critique, ni artiste, Serge Malik est créateur, concepteur, producteur et éditeur. Un «modeste acteur» de l’art contemporain qui cherche, défriche et parfois trouve. Un regard lucide sur la scène de l’art.

Interview
Par André Rouillé

Serge Malik ID est une société qui conçoit, produit et édite des projets culturels. Elle intervient essentiellement dans le champ de l’art contemporain de façon « globale », comprenant la conception, la production, la diffusion d’actions artistiques dont le livre est une composante importante puisqu’il en constitue la « trace ».

André Rouillé. Qu’entendez-vous par conception d’actions artistiques ?
Serge Malik. Mon activité consiste principalement à imaginer de bonnes raisons de passer des commandes à des artistes. Je crée, dans le cadre de la commande, un univers artistique propre au projet. Cela passe par le choix des artistes, mais également par la détermination d’un angle, d’un point de vue.
Par exemple, l’exposition « La rue aux artistes » (conçue en sous-traitance pour une société de vente d’espaces publicitaires) qui a eu lieu cet été. Initialement voulue par les commanditaires comme un happening dédié au graff’, cette exposition a pris une autre forme grâce à un point de vue original : la commande ne concernait plus les seuls graffeurs, mais des artistes qui s’expriment habituellement dans l’espace public. Cela a permis de mêler des générations et des styles, des visions parfois opposées mais mises en cohérence par le truchement de la commande collective. De Raymond Hains ou Georges Rousse à Jonone et Zevs, vingt artistes ont travaillé pour une exposition géante : 6000 panneaux d’affichage de 4 x 3 m mis à disposition par la société Viacom Outdoor France à travers toute la France. Le concept initial pour les artistes était : « Nous ne travaillons pas pour la publicité, mais la publicité peut utiliser notre travail ».
J’avais déjà expérimenté ce type d’action à l’occasion de l’événement réalisé en 2000 par Gad Weil qui s’intitulait le grand Pique-Nique, dont j’ai produit un livre au titre éponyme selon les mêmes modalités : commande à trente cinq artistes parmi lesquels des plasticiens (Michel Blazy, Claude Closky etc.), beaucoup de photographes, plasticiens ou exerçant leur activité dans la presse ou la mode, Dolorès Marat, Massimo Vitali, Erwin Wurm, Nick Waplington, Kyoshi Tsuzuki etc.
Cette action s’est achevée par une exposition au Centre Pompidou, à la demande de Jean-Jacques Aillagon, alors Président du CNAC.

Quelle différence faites-vous entre « actions artistiques » et « événementiel » ?
Je me situe dans le champ de l’action artistique et non pas dans celui de l’événementiel. Non pas que l’événement soit d’une nature moins noble que l’action artistique, seulement, le terme « événementiel » recouvre une pratique liée à la communication publicitaire (méthode, objectif, etc.), même lorsqu’il s’applique à des activités à caractère culturel.
Tandis que toute action artistique comporte selon moi une exigence de « radicalité », en marge des règles communes aux opérations de communication publicitaire : consensus, politiquement correct, respect de la marque et des clients, etc.
Ce modus operandi offre l’avantage de supprimer toute ambiguï;té sur la nature de la commande. Ici, on n’instrumentalise pas les artistes pour communiquer sur une marque, par exemple.

En pratique, comment procédez-vous ?
J’imagine une action et la conçois tout en recherchant les moyens de la financer. C’est là, souvent, que le livre vient en aide à la globalité de l’action. En effet, le livre est la partie « produit », donc vendable, de l’action. Vendre quelques milliers d’exemplaires d‘un ouvrage d’art est infiniment moins compliqué que de proposer à une entreprise française de s’impliquer dans une action artistique dont les modalités et la finalité échappent bien souvent à des entrepreneurs peu sensibles à un univers qui leur est totalement étranger.
Bien des dirigeants d’entreprises ont la tentation d’en passer par l’art en général et l’art contemporain en particulier, puis se ravisent, changent d’avis, rompent les accords quand ils réalisent que les artistes sont insoumis, radicaux et, d’une certaine manière, intègres.

Vous considérez-vous comme un artiste, et plus généralement quelle identité revendiquez-vous ?
Je me perçois moins comme un artiste que comme un créateur, c’est-à-dire un concepteur-producteur et un éditeur. Ma relation à l’art est bien moins prégnante dans mon activité et dans mes projets, que celle que j’entretiens avec les artistes. Je ne suis pas un expert, ni un critique, je n’écris pas de livres sur l’art, qu’il soit contemporain ou non. Je ne cherche pas à obtenir un statut dans le monde de l’art : j’en suis un modeste acteur, creusant mon trou en prenant des initiatives et en les réalisant. Je cherche, je défriche et parfois, je trouve.
Mon quotidien, c’est la prise de risque. Je me situe complètement en dehors du boulevard de l’art, celui qui est déterminé par les façades solennelles des grandes institutions que sont les musées, mais aussi les galeries traditionnelles.
Ce n’est pas une posture très originale. Les artistes (c’est un phénomène mondial), choisissent de plus en plus souvent de se regrouper en collectifs ou travailler dans des squats, ou des friches, qui deviennent tout à la fois des lieux de production et de diffusions crédibles et légitimes, ce qui ne les conduit pas à mépriser la galerie ou l’institution pour autant. C’est ce qu’on appelle un mode alternatif…

Quelle est votre vision du marché de l’art français ?
Si on se réfère à Artprice, le marché français pour l’art est, en chiffre d’affaires global, le troisième mondial après les États-Unis et le Royaume-Uni. Mais cela ne veut pas dire grand chose car il s’agit des ventes réalisées dans les ventes aux enchères publiques où l’art contemporain date des années 1950, au mieux…
Pour moi, le marché, ce sont les amateurs qui, en fréquentant les galeries et les musées d’art contemporain, se familiarisent avec des artistes et leur travail, et, un jour ou l’autre, passent à l’acte d’acheter… Bien entendu, ce raccourci est un fantasme !
Allez dans une galerie, n’importe laquelle, trouvez des cartels lisibles, explicites, mentionnant le prix des œuvres, le nom des artistes… Je vous mets au défi de nommer cinq galeries parisiennes où vous êtes accueilli, où l’ambiance est assez chaleureuse et conviviale pour vous inciter à vous intéresser aux pièces présentées et aux artistes représentés !
Si les Allemands peuvent préférer acquérir une œuvre d’art plutôt qu’un canapé neuf, en France on en est loin ! Pourtant, l’essentiel des visiteurs des galeries sont des jeunes qui, même s’ils n’ont pas encore les moyens d’acquérir des œuvres, le pourront certainement un jour. Ils sont capables de se déplacer dans les lieux les plus exotiques et les plus excentrés, pourvu qu’on leur propose de l’art… Ce public, nombreux, est le plus intéressant pour l’art contemporain alors qu’il est le plus méprisé.
Les galeries françaises (pas toutes heureusement) commettent une erreur fondamentale dans l’identification du marché, dans leur absence d’effort de communication et de création de liens avec les jeunes amateurs dont certains sont de futurs acheteurs.
Je constate également que la quête d’artistes émergeants est quasi nulle en France, alors que c’est une priorité dans d’autres pays tels que l’Allemagne, la Chine, le Japon et bien sûr les États-Unis et le Canada. Prise de risque et subversion ne sont pas les deux mamelles de la galerie d’art moyenne ici !

Quelles en sont les raisons, selon vous ?
Les raisons sont multiples. Il faudrait réaliser une enquête approfondie sur les mœurs des professionnels et des institutions. Ce ne sont pas les initiatives qui manquent, colloques, conférences, etc. En attendant, les artistes, et particulièrement les plus jeunes d’entre eux, sont dehors, bossent comme ils peuvent avec de pauvres moyens.
En France, on considère qu’artiste rime avec misère, affres et solitude. Un artiste doit créer dans la douleur et la difficulté. Il n’aura droit à un certain confort que lorsqu’il aura été légitimé, baptisé artiste par l’acquisition d’une de ses œuvres pas un musée, ou parce qu’il sera représenté par une galerie.
Le même avenir n’est pas promis à tous. Le grand écrémage se fait au fil du temps, les artistes de la jeune création contemporaine qui n’auront pas un projet solide disparaîtront dans les abîmes de l’oubli.
C’est le travail des diffuseurs d’organiser la représentation de ceux qui incarnent l’avenir. C’est aussi à eux de prendre le risque de se tromper. C’est un peu facile de miser sur des Veilhan, Cattelan, Calle et autres Hybert, lesquels ont d’ailleurs été repérés et soutenus avant de devenir des artistes confirmés et… présentables.
Il est vrai qu’il est de plus en plus difficile de savoir ce qui est du domaine de l’art et ce qui n’en procède pas. L’utilisation par les jeunes artistes des nouveaux media, des technologies nouvelles, dans le domaine du traitement de l’image qu’elle soit fixe ou mobile, la possibilité de mélanger les supports et les techniques brouillent complètement les certitudes de ceux qui prétendaient, il y a quelques années encore, pouvoir donner le « la » et indiquer la grammaire de ce qu’on appelait encore sans céder au vertige : l’art contemporain.
En France, il y a autant de définitions de la notion d’art contemporain qu’il y a d’acteurs de ce milieu. Cette notion recouvre tout et n’importe quoi. Il est impossible de s’y retrouver. Or, l’une des règles de base de tout marché est la clarté du message.
L’art se consomme aujourd’hui de diverses manières. Les performances, installations et projections sont des spectacles ; graff’, détournements, pochoirs sont autant de rendez-vous dispersés dans l’espace public, qui viennent à votre rencontre sans que vous l’ayez choisi. L’art ne se réduit plus à une forme convenue : tableau, sculpture, collage, etc. C’est plus difficile pour un particulier de s’offrir certaines œuvres en raison de leur encombrement ou de leur technicité.
Mais au-delà de toutes ces raisons, il en est une qui génère un grand malentendu : c’est l’inertie des acteurs du marché de l’art et la passivité des milieux économiques qui, en grande majorité, ne perçoivent pas l’intérêt d’investir dans le travail des artistes d’aujourd’hui. Le mécénat est en panne, et ceux qui devraient intervenir ne le font pas.

Que faire alors ?
Je ne suis pas un donneur de leçons, mais il serait bon que les acteurs du monde de l’art questionnent la réalité et envisagent leur activité avec plus d’enthousiasme, de pugnacité, de passion et d’ouverture d’esprit : qu’ils ne confondent pas réalisme et passivité.
L’art est une chance : c’est une lucarne, une évasion, une réinvention perpétuelle du monde. C’est une alternative acceptable à la révolution et à la violence politique. Les très jeunes artistes sont dans l’urgence et leur besoin de créer est impérieux. Ils tentent de reconditionner notre vision du monde : ouvrons les yeux !
Le monde de l’art, à quelques exceptions près, reste aveugle face à la jeune création en dépit de son incroyable richesse, de son dynamisme et de l’énergie vitale qui en émane. Dans le Hall 4 de la FIAC celui qui n’était pas spécialement dédié à la jeune création, seule la galeriste Patricia Dorfmann a pris des risques et montré son engagement aux côtés d’artistes émergents dont elle suit la carrière avec enthousiasme et détermination avec un goût original et sûr. Cette année, elle présentait, mêlés à Nicola L, Zong de An, Marcus Tomlinson et Guy Bourdin que l’on peut qualifier d’artistes « confirmés », des artistes comme Yann Toma, Raphaël Boccanfuso, Invader, Zevs, ou encore Baptiste Debombourg et Thierry Agnone, un choix courageux, optimiste et radical. De fait, il régnait dans ce stand, une ambiance chaleureuse et décontractée qui contrastait vraiment avec certains autres…

Qu’est-ce qu’un artiste selon vous ?
Un artiste a une vision et un projet. Un artiste est un créateur qui ne se fie qu’à sa propre détermination, sans concession. Il travaille dans le devenir, dans l’inspiration autant que dans l’aspiration à montrer, à dénoncer en transcendant le médium qu’il utilise.
L’art contemporain ne fournit plus les repères traditionnels à sa reconnaissance, à sa légitimité : pas de toile, pas d’huile, pas de cadre doré, ni de jolie dame en crinoline pâmée devant une coupe pleine de fruits brillants d’huile de lin.
Il est définitivement passé le temps où l’art était un monde. Aujourd’hui, ce sont les artistes qui font l’art, plus les marchands, collectionneurs et commissaires d’exposition. C’est dans la poursuite exigeante et sans concession de sa vision que repose la légitimité d’un artiste. Un artiste ouvre une voie, un chemin, il le visite, en donne les clés, jusqu’à épuisement de ses ressources et de son inspiration. L’œuvre d’art possède un contenu social, humain, esthétique et politique, l’artiste est un militant… Rien de magique pourtant : avec l’art contemporain on est dans le champ de la production humaine.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je prépare un projet de Off pour la Nuit blanche 2005 sous la forme d’une action artistique de grande ampleur.
Il s’agit de commander à un artiste plasticien pour chacun des vingt-cinq pays de l’Union européenne ( dont un français) cinq Turcs et à quatre autres Français, soit au total trente artistes, une œuvre en deux dimensions reproductible. Ces artistes seront invités à Paris pendant trois jours et deux nuits, dont la Nuit blanche où ils présenteront, selon des modalités que je dévoilerai plus tard, leur travail en public. Le projet consiste à réaliser une installation, en forme de « précipité », récupérant et détournant quelques-uns des thèmes forts de l’art d’aujourd’hui comme la notion d’original, de reproduction, de multiple. Nous utiliserons les codes empruntés à la mode (les œuvres seront présentées au cours d’un défilé sur un podium), à la fête branchée (nous inviterons des « people » à un dîner, qui sera animé par des DJ et des performances d’artistes), et nous terminerons par une vente aux enchères des œuvres qui seront produites sur place par les artistes eux-mêmes.
Le bénéfice de la vente sera entièrement alloué à des bourses et résidences pour un tiers des artistes participants — tirés au sort —, et donnera lieu à la création d’un prix Off Nuit blanche en 2006 décerné à une des œuvres créées grâce aux bourses.

Pourquoi une production Off ?
Je ne refuserais pas une subvention de la Mairie de Paris, pas plus que je ne mépriserais les encouragements que Christophe Girard (initiateur de Nuit blanche et adjoint à la Culture à la Mairie de Paris) et Jean Blaise (Directeur artistique), pourraient me prodiguer. Cependant, Nuit blanche, qui est certes une initiative de la Mairie de Paris et un magnifique concept, n’appartient à personne ou plutôt elle appartient à tout le monde.
C’est en s’appropriant la Nuit blanche qu’on lui donnera une vraie légitimité. La Nuit blanche n’est pas un outil de propagande politique, c’est un espace de rencontre entre la création artistique et le plus large public possible. C’est une sorte d’opération portes ouvertes sur la création contemporaine vue par le directeur artistique… et tout créateur ou producteur qui souhaite apporter sa propre pierre à l’édifice. Pourquoi la Nuit blanche n’offrirait-elle pas un espace alternatif ? Moi, j’ai choisi de le nommer, ce sera Off !

Exposition(s)
— « Pique-Nique », Centre Pompidou, 2000-2001
— « Les 100 Photos du Siècle », exposition itinérante – FNAC et Musées régionaux
— « Taste », photographies de natures mortes extraites de l’ouvrage FIAC, 2002
— « Rétrospective Michal Batory », Galerie Anatome Paris, septembre–décembre 2004
— « La rue aux artistes » (commande à 20 artistes internationaux d’art contemporain), exposition sur 6000 panneaux 4×3 m dans toute la France du 20 juillet au 10 août 2004, exposition vernie à la FIAC le 25 octobre 2004.
— « Controverse : L’art est-il soluble dans la pub ou la Pub est-elle soluble dans l’art », une pièce collective. Collaborations : Raphaël Boccanfuso, Malte Martin, Katinka Bock, Zevs. Galerie Artcore, novembre-décembre 2004.

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