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Seamus Farrell

Seamus Farrell a contribué à la Biennale de l’Urgence en envoyant des objets insolites, à la fois humoristiques et utilitaires, qui visent à répondre le plus pertinemment possible à la situation en Tchétchénie. Il nous parle de sa perception politique de cette situation et des raisons de sa proposition.

Par Anne Malherbe

Seamus Farrell, né en 1965, est irlandais. Il vit et travaille à Saint-Ouen (France). Parmi ses expositions récentes, il a, en 2003, participé à Nuit blanche, et, en 2001, la Galerie Michel Rein a montré son travail lors d’une exposition collective. Actuellement, il prépare une exposition à la No Gallery, Milan (avril 2005) ainsi qu’au Casino, Luxembourg (juil. 2005).

Anne Malherbe. Comment as-tu réagi lorsque tu as reçu la proposition d’Evelyne Jouanno et de Jota Castro ?
Seamus Farrell. Je trouvais ça sympathique, à l’époque qu’on vit, de faire quelque chose dans l’urgence, un peu sur le pouce. Et je suis content que beaucoup de collègues aient réagi très vite. On a tous donné un coup de main : porter des œuvres au Palais de Tokyo… chacun a mis du sien pour que ça se fasse. C’est agréable de participer à une situation sans ego.
La qualité de la réactivité était intéressante. Pour une exposition de ce type là, il faut au moins six mois de recherches, de prises de contacts. Tandis que là, mettre la main sur quarante personnes en si peu de temps, ce n’est pas évident !

Quelles étaient les exigences de Jota et d’Evelyne ?
Le cahier des charges s’est développé chemin faisant, avec l’augmentation des participants. On n’a évidemment jamais parlé de sous : c’est plus un acte de générosité. La contrainte pratique, c’était de faire des choses assez petites pour les faire entrer dans une valise, et pas trop fragiles, pour pouvoir les transporter sans trop de casse. Ce n’est pas évident de transporter une valise à travers des associations humanitaires et de la faire passer par des gens qui ne sont pas forcément sensibles à la valeur culturelle des choses.

Comment as-tu mûri, en si peu de temps, ta proposition ?
Un peu au jour le jour. Même sans avoir beaucoup d’infos, on entend des bribes sur la situation là-bas, par la radio. J’ai été pas mal de fois en Russie. Et j’ai été souvent surpris de voir des gens a priori ouverts être très fermes sur ce sujet-là. Effectivement, ce sont de vieilles histoires, qui ont plus de cent ans. Au bout d’un moment, d’un côté comme de l’autre, on ne sait plus très bien le pourquoi du comment. Et tout finit en fonction d’enjeux économiques, au détriment de la population civile. Je suis sensible à la condition des populations civiles non engagées qui ne font que subir. Même du côté russe : tout jeune homme de Moscou, qui mène une vie tranquille à l’occidentale, doit un jour partir pour la Tchétchénie, parce que la conscription n’a pas été abolie en Russie.

Quel sens as-tu voulu donner à ta contribution ?
Je ne voulais pas prendre parti pour un côté, contre un autre. Pour cela, il fallait qu’il y ait une part de distance, d’humour.
Mais c’est au spectateur à réagir lui-même. Les choses doivent parler d’elles-mêmes. Ce n’est pas à moi d’en parler. Je peux parler de l’instigation, mais pas des choses. Comme tout bon père, tu peux essayer d’éduquer ton enfant, mais l’enfant réagira comme il voudra !

Comment as-tu tenu compte de la situation des habitants de Grozny, et au fait qu’ils ne s’intéressent pas nécessairement à l’art contemporain.
J’ai un peu changé de cheval de bataille dans le sens où, il y a quelques années, je trouvais de très mauvais goût, voire malsain, de faire de l’art dans des endroits dits chauds, pauvres, où la principale préoccupation, a priori, n’est pas la nourriture cérébrale. Et puis, j’étais en train de monter un petit projet à Sarajevo, après que la situation s’était calmée, quand je me suis vraiment pris une claque. Des habitants m’ont dit en effet que ce qui, sous les bombes, leur donnait envie de vivre, c’était lorsque Susan Sontag, par exemple, venait donner une pièce de théâtre, chose qui, à distance, a l’air ridicule, mais qui, quand il n’y a rien, et que la situation est très dure, incite à continuer à vivre.
L’énorme caractéristique de la situation actuelle, c’est que les moyens de communication sont tels qu’une force d’opposition, comme une force d’imposition, a la possibilité de se faire entendre de l’autre côté de la planète. Chose qui n’était pas le cas il y a seulement dix ans. S’il peut y avoir de petits gestes comme cette exposition, c’est que maintenant les médias vont beaucoup plus vite : même des gens totalement opprimés peuvent, de temps à autre, faire sortir une information sur leur situation. Internet et le téléphone portable sont une très grande force démocratique.

Les œuvres que tu as proposées sont de petits objets du quotidien, détournés… ?
Bien sûr, pour la double raison qu’il fallait que ce soit des objets assez réduits, et qu’il fallait aussi éviter un aspect trop esthétique, car si un douanier ouvre la valise, il peut se rendre compte de la valeur de la chose et garder les objets pour lui ! Et puis, ne pouvant pas connaître la sensibilité culturelle de la population, sur place, je voulais donner clairement une double fonction à chaque chose, même si c’était peut-être utopique ou erroné. En fonction de ce que j’imaginais de la situation, je me suis dit : bon, s’il n’y a pas d’électricité, une lampe remontable à la main peut servir, même pour voir l’exposition ! De la même manière, des boules Quiès, pour se protéger du bruit des bombardements. Ou encore cette tenue blanche, normalement faite pour des travaux de bricolage, devient, là-bas, une tenue de camouflage : l’hiver, à cause de la neige, les Russes sont attentifs à ce que les Tchétchènes n’aient pas trop de vêtements blancs à disposition (alors que les soldats russes sont habillés de blanc). Pour les tee-shirt, on peut être attentif aux inscriptions, ou les prendre pour se couvrir. Les gens peuvent ainsi être sensibles plutôt à un aspect ou à un autre.

Tu as dû réaliser ces œuvres en double…
Je parle moins de double que de miroitement : nous, on n’est pas là-bas, on ne dispose donc que d’un miroir imaginaire de ce qu’est l’exposition à Grozny.
Ce qui est bien aussi, c’est que, semble-t-il, l’exposition va voyager, et donc s’adapter à son endroit de réception, prendre peut-être d’autres visages. Elle sera aussi perçue différemment.
J’espère que cela sensibilisera des artistes russes de voir que leurs collègues d’ailleurs sont sensibles à la Tchétchénie. Mais la Tchétchénie ne doit pas être une focalisation : il y a aussi l’Afghanistan, la Palestine, le Rwanda… La culture est un grain de sable dans la grande machine des situations politiques, mais celles-ci sont aussi un grain de sable dans le monde de la culture…

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