ART | CRITIQUE

Sculptures monumentales

Vernissage le 24 Avr 2010
PNicolas Villodre
@10 Mai 2010

Une vingtaine d’aquarelles, une demi-douzaine de peintures, des femmes décapitées et un couple de moaïs assis face à face grossièrement sculptés à coups de hache, forment la spectaculaire exposition de Georg Baselitz à la galerie Ropac.

Les récentes aquarelles exposées au premier étage de la galerie Thaddaeus Ropac ne sont plus tout à fait des croquis, pas encore des toiles. L’aquarelle ne souffre, en principe du moins, aucun repentir, et n’acquiert que rarement une valeur marchande comparable à celle du tableau. En raison sans doute de la modestie de son format, des innombrables variations possibles à partir d’un même thème et de ce qu’on pourrait appeler un «ratio de reproductibilité», difficile à estimer car il dépend de l’inventivité et de la vitesse d’exécution de l’artiste.

Les aquarelles de Georg Baselitz traitent de problèmes généraux et de questions formelles, compositionnelles: d’effets plastiques, de combinaisons, d’associations et de séparations, de superpositions et de gommages partiels, de traces, de stries, de zébrures, de griffures.
L’une sera essentiellement à base de rayures, l’autre faite de bavures, la suivante mettra en évidence les contrastes entre le noir et le blanc, le blanc et le gris, le gris et le bleu.
Les mêmes formes, ou presque, se débouchent de fonds totalement différents. On passera d’une ambiance claire à un arrière-plan plus assombri.

La figure à peine esquissée se fait plus précise, finit par s’imposer. Comme chez les cubistes, les suprématistes, les lettristes, on a parfois également du texte. L’écriture tremblée de l’artiste orne alors l’image, l’enrichit et la fait changer de statut. La figure se détache du pandémonium d’aplats lyriques et abstraits qui lui servent de décor alors que le texte est capable, à lui seul, de tout renverser sur son passage, à commencer par le sens établi de l’image.
Il apporte son signifié qui limitera ou élargira la portée de l’œuvre. L’écriture est aussi pur signifiant. Le tableau ne se substitue pas au texte mais il s’enrichit et devient un système de signes à part entière.

Tout est donc déjà dit, déjà visible, déjà là. Les images, plus grandes que de coutume, se présentent verticalement — ce ne sont pourtant pas des portraits — et on les a classées par affinités. Mais en réalité, chacune d’entre elles est un prototype.

On repère ici et là des thèmes, des trames, des motifs qui seront récurrents, sur le papier, peints sur toile ou amplifiés par les sculptures néo-primitives.
À commencer par la figure humaine, le corps, avec ou sans tête, qui, chez Georg Baselitz, depuis 1969, se retrouve sens dessus-dessous. L’artiste ne se contente pas de retourner le tableau une fois celui-ci achevé, comme l’attestent les traces de coulures! Cette coquetterie, lubie ou décision irrévocable, sont devenues sa marque de fabrique.

Un de ses motifs les plus curieux est sans doute celui de la casquette carrée qu’on retrouve dans plusieurs aquarelles ainsi que dans l’œuvre monumentale des deux bonshommes en bois sculpté. Ce détail vestimentaire est un indice d’autoreprésentation de l’artiste dans son atelier.

Les toiles forcent à reconnaître qu’il est loin le temps des provocations et des outrages à la pudeur et aux mÅ“urs puritaines qui avaient conduit, en 1963, le musée Ludwig de Cologne à interdire deux Å“uvres. Aujourd’hui, le seul sujet qui compte réellement pour Georg Baselitz est celui de la peinture !

On est dans l’énergie dionysiaque et la furie absolue. Dans la joie et la bonne humeur. Dans l’orgie. L’improvisation est à la base de cet art, qui consiste à composer et à exprimer en un même mouvement, un même jet, un même temps. Car on peut effectivement peindre comme on jazze. Ainsi que le prouvent les six toiles de deux mètres cinquante par deux mètres accrochées au sous-sol, à l’abri de la lumière du jour et des variations climatiques.

Le corps, puisque c’est de cela qu’il est aussi question, semble ici suspendu à… un croc de boucher.

La femme — car c’est de nu qu’il s’agit — se détache du fond par des taches colorées d’une tout autre dominante. Dans Ach, Mädchen Grün, la coupure est nette entre l’arrière-plan et le nu du premier plan. Le corps bénéficie de teintes pastel chaudes, du rose, de l’oranger, du jaune indien, tandis que le reste vire au vert — et au bleu. Dans la partie inférieure de l’image, la tête a disparu dans une zone d’ombre ou un trou noir, une bande de rayures qui ressemble, comme deux gouttes d’eau, à un code-barre.

Ach, Mädchen Oh est une variante du tableau à fond vert. Le nu croise les bras sagement. La rencontre des couleurs est informelle — plus ou moins fortuite. La tête baigne dans un rectangle en forme de peigne noir et blanc, avec des nuances de gris.

Une version plus contrastée de cette composition, Ach, Mädchen Schön, permet de voir certains détails jusque-là noyés dans le décor, comme le siège bleu sur lequel repose la jeune femme ou ses escarpins. Sa tête plongeante éclate dans une giclée d’écume.

Oh, Mädchen Ach est une déclinaison de cette même structure. Les chaussures sont dessinées avec plus de rigueur. Le bout des seins, avec soin. L’aréole est signalée par du rouge vif.
Avec So weiß, so schön, les pieds s’engluent dans une mousse blanchâtre, le corps décharné porte de nombreux stigmates.

Le rectangle blanc fait son apparition au bas de la composition intitulée Sono Scuro. La femme a perdu la tête et écarte ostensiblement les cuisses et dévoile un mont de Vénus recouvert d’une tache érubescente qui a tout d’un ersatz ou d’une prothèse phallique. Un jaillissement laiteux, d’origine douteuse, retombe en pluie albuginée sur le corps de la dame.

Le duo sculpté intitulé Volk Ding Zero a un air de famille avec les colosses de Memnon, mêmement assis. C’est aussi, bien sûr, le double du Penseur de Rodin, revu et corrigé par les statuaires africaine, pré-inca, romane, etc. Les deux personnages, de plus de trois mètres de hauteur, sont impressionnants, massifs et monumentaux.
L’artiste les a taillés à la scie sauteuse, pas qu’à la gouge. Il les a grossièrement dégauchis, facettés, frappés, tarabiscotés, pour ne pas dire défoncés et, même, quelque peu fissurés. Il les a peints en bleu et ornés d’inscriptions en lettres capitales, telles que «Zero» ou bien «Dunklung Nachtung Amung Ding».

Georg Baselitz, qui pratique la sculpture depuis 1979, contribue à redéfinir le concept de produit fini en conférant à ce qui était autrefois considéré comme une ébauche le statut d’œuvre achevée.
Il ne recherche aucun effet de modelé. Ses personnages sont bruts de décoffrage et conservent le look cubiste d’antan. Ces philosophes d’apparence paisible et distinguée sont en fait des écorchés vifs, comme les personnages de ses peintures. Et ils arborent des marques de pinçures, comme les adeptes de rituels SM.

Le couvre-chef sur lequel l’artiste a cloué une simple feuille de papier avec l’inscription «Zero», rappelle vaguement celui du capitaine de Pim Pam et Poum (The Katzenjammers Kids, comics inspiré de la bande dessinée Max und Moritz de Wilhelm Busch), le képi des fidèles de Castro, le cam des troupes françaises en Indochine, la coiffure des sokols polonais, et serait proche de la «casquette de baseball en coton blanc» du peintre au travail. María de Corral qualifie ces statues de «formes mélancoliques et autoréférentielles»…

— Dunklung Nachtung Amung Ding, 2009. Wood, oil paint. 308 x 120 x 125 cm
— Ach, Mädchen grün, 2010. Oil on canvas. 250 x 200 cm
— Sono scuro, 2010. Oil on canvas. 250 x 200 cm
— Volk Ding Zero, 2009. Wood, oil paint, paper, nails, 308 x 120 x 125 cm
— Volk Ding Zero (détail), 2009. Wood, oil paint, paper, nails, 308 x 120 x 125 cm
— Ach, Mädchen schön, 2010. Oil on canvas. 250 x 200 cm
— Ach Mädchen oh, 2010. Oil on canvas. 250 x 200 cm
— Ach, Mädchen schön, 2010. Oil on canvas. 250 x 200
— So weiß, so schön, 2010. Oil on canvas. 250 x 200 cm
— Oh, Mädchen ach, 2010. Oil on canvas. 250 x 200

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