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San

Un entrelacement de cordes étrange et savamment élaboré parcourt les hauteurs de la scène du Grand Studio du Centre national de la danse, comme tout autant de trajets imaginaires, pourrait-on penser. Comme tout autant de pièges entretissés dans un réseau inquiétant. Comme tout autant de gibets, finalement, car les danseurs passent leur cou entre les cordes. Les corps pendent durant un (insoutenable) moment. Et pourtant une tension les anime. Il ne s’agit pas d’un balancement froid, impersonnel et atonique, la danse se déploie en une lutte pour la vie, en un élan libérateur. Les danseurs se dégagent de leur piège mortifère et entament leur parcours, chacun à son rythme, tous en résonance avec une troublante musique de cordes persanes.

Ces images fortes, en ouverture, donnent d’emblée le registre de la création. Vincent Mantsoe, danseur et chorégraphe originaire d’Afrique du Sud, rend hommage aux San, aborigènes également connus sous le nom de Bushmen des plaines et du désert Kalahari, population ayant subi les horreurs du colonialisme, de l’apartheid, forcée à quitter successivement ses terres, réduite à vivre dans des enclaves. Plusieurs séquences, notamment les danses de groupe, se constituent en références, presque trop explicites, à leur vie de chasseurs-cueilleurs en harmonie avec la nature et en proie aux persécutions.

Mais la force de la proposition vient de cette ouverture vers l’ailleurs. La danse est nourrie par une musique signée Shahram Nazeri, chanteur iranien populaire et maître des répertoires de musique persane classique et soufi. Il s’agit d’une composition musicale, La Passion de Rumi, dédiée au poète perse du XIIe siècle Mawlana Jalal ad-Din Balkhi Rumi. A priori, qu’aurait-on pu trouver de plus éloigné de la culture vernaculaire, essentiellement orale des San ? De par ce choix même, Vincent Mantsoe rend active sa conviction dans une certaine universalité du vécu et du sentiment que les danseurs s’emploient à exprimer. Car il y va d’une danse d’expression. Le pathos habite les mouvements, jusqu’au visage et à la respiration. Il y va tout autant d’une dépense d’énergie furieuse, démesurée qui finit par effacer la distance que pourrait instaurer au premier abord cet expressionnisme exacerbé.

Certaines séquences regorgent d’une beauté plastique et sculpturale. Vue la rapidité des enchaînements et l’état d’épuisement des danseurs, nos critiques quant à un discutable «penchant vers l’interprétation » tendent à se dissiper. Selon une théorie qui commence à faire son chemin dans l’anthropologie du rituel, dans ce contexte précis, les actions entraînent un état d’esprit, un vécu spécifique, pouvant aller jusqu’à la sortie de soi. Il y va d’une sincérité des gestes dont on finit par être convaincu, happé par moments.

Et ce détour par le rituel n’est pas gratuit, car Vincent Mantsoe revendique son appartenance à une lignée de guérisseurs traditionnels, sangomas. Il décrit volontiers les « processus d’emprunt aux ancêtres » qui enrichissent sa démarche créatrice.

Devant cette danse basse, angulaire ou au contraire élancée dans une grâce toute « classique », devant la furie retenue qui explose par instants en cris et frappes de pieds, nous serions tentés de parler d’« expressionnisme africain ». Ce raccourci porte le poids de catégories dont se joue précisément l’œuvre de Vincent Mantsoe, à la confluence de la « danse traditionnelle africaine, des influences contemporaines, asiatiques, indiennes, balinaises, ballet, Tai-chi et arts martiaux »…

— Conception : Vincent Mantsoe
— Interprété par : Aude Arago, Romain Cappello, Sarah Cerneaux, Desire Davids et Vincent Mantsoe

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