DANSE | CRITIQUE

Salves

PSiyoub Abdellah
@03 Nov 2010

Avec Salves, Maguy Marin tire les fils invisibles de l'Histoire et met en scène l'urgence à recoller les morceaux tout en essayant de construire, encore et toujours. Une pièce clandestine, d'une puissance détonnante.

Sur le plateau, rien ou si peu. Des planches empilées de part et d’autre, des ouvertures entre les cloisons noires, des squelettes d’estrades. La lumière est pleine sur scène et dans la salle. Un homme entre, vêtu d’un pantalon sombre et d’une chemise blanche, anonyme. Il tire un fil invisible, le déroule, le dénoue, en jauge la solidité. Une femme le rejoint et ils seront bientôt sept à prendre en main les fils qui tissent nos existences, à les perdre et les retrouver, les rompre et les renouer.

Puis la nuit tombe et s’installe pour presque une heure entière, ne restent allumées que les veilleuses d’antiques appareils à bandes magnétiques. Alexandre Béneteaud, le préposé aux lumières, se joue de l’obscurité. Les sources d’éclairage sont diverses: des lampes-torches, une lueur portée dans un saladier, une pellicule non imprimée projetée sur le mur, une femme enguirlandée… Les intensités varient. L’atmosphère est inquiétante, fascinante dans sa capacité à faire transparaître le mystère des actions clandestines. Dans ce plateau plongé dans le noir, Maguy Marin réussit à capturer un mouvement et attirer la pensée vers la multitude de choses qui échappe au regard.

De toute part, l’action agite en effet. Aux êtres arpenteurs qui tiraient les fils d’Ariane, liens invisibles à la mémoire de nos prédécesseurs, succèdent les acharnés fugitifs. Le mouvement se dérobe sans cesse au regard, il se répand d’un corps à l’autre, d’un lieu à l’autre. A chaque instant, les danseurs courent, traversent la scène les bras chargés. Un homme relève délicatement le visage baissé d’une jeune femme, plus tard une main lui ferme la bouche ou clôt ses oreilles. Assise au sol, une autre tente de recoller une assiette puis un vase puis des statuettes. Des cheveux sont tressés, on se lave les mains. Les images en mouvement se répètent par intermittence, des ombres glissent, des actes sont mis à jour.

En fuite, en course, les interprètes tentent pourtant de construire. Des tables sont montées avec une rapidité folle, dans un accéléré burlesque et touchant, avant d’être démontées à la même allure. Pas de ralenti ici, une vitesse continue qui suggère les agitations du monde. Le mouvement incessant retient l’attention, les objets sont déplacés sans relâche selon un procédé de renvois littéraire. Ils sont la structure apparente d’une pièce qui dissimule pour mieux dévoiler.

L’art est traversé par l’agitation qui bouscule le monde, l’art de la liberté. Guernica, Les Fusillés du 3 mai 1808, La Liberté éclairant le monde, des posters d’Elvis Presley, une étrange photographie de Vladimir Poutine et Georges Bush occupent un temps la scène. Les Å“uvres marquent les époques, la liberté semble toujours être mise en danger, réduite au silence et renaitre partout, subrepticement, vaillamment. Les tableaux accrochés s’écroulent, les statues sont brisées, les personnages s’effacent. Une femme écrit, en lieu et place des toiles déchues: «Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter» et pourtant, immergés dans le montage sonore de Denis Mariotte — bruits de pas, coups de feu ou coups de canon, moteurs, chutes, discours radiophoniques inaudibles et familiers — tous se taisent et agissent, sans fin.

Lorsque les hommes parviennent à associer toutes les tables, à dresser un festin, la scène dégénère en une bagarre qui laisse les interprètes souillés, sans dessus dessous, pareils au monde dont naissent les peurs. Salves, par ses actions en chaînes, inlassablement redites, rêves répétitifs amputés de leurs fins, rappelle qu’il est nécessaire de retenir ce qui ne cesse de se défaire: la liberté et la communauté humaine.

Devenue clandestine en son royaume, celle qui veut penser le corps «hors des singeries, des savoir-faire, aussi efficace qu’ils soient», envoie une salve vivifiante au monde de la danse. Maguy Marin défend ici une danse nécessaire, des corps fragiles et indestructibles, des corps présents au monde. Dans le combat ou le dérisoire, le mouvement est la seule réponse plausible mais il n’est ni sacré ni précieux. La danse peut être bousculée et même oubliée, l’essentiel est ailleurs: refuser de renoncer, partager la beauté et la force de l’action.

— Chorégraphe: Maguy Marin en collaboration avec Denis Mariotte

— Compagnie: CCN de Rillieux-la-Pape Cie Maguy Marin
— Avec: Ulises Alvarez, Teresa Cunha, Matthieu Perpoint, Ennio Sammarco, Agustina Sario, Jeanne Vallauri, Vania Vaneau
— Direction technique et lumières: Alexandre Béneteaud
— Conception et réalisation du dispositif scénique: Michel Rousseau
— Eléments d’accessoires: Louise Gros avec Pierre Treille
— Réalisation des costumes: Nelly Geyres
— Son: Antoine Garry

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