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Salgado, le business du paradis perdu

PAndré Rouillé

Le photographe-vedette brésilien Sebastiao Salgado, qui habite Paris, occupe actuellement, avec 245 photos de sa dernière super-production Genesis, les quatre étages de la Maison européenne de la photographie. Le succès est énorme, la foule se presse pour «s’abreuver à la splendeur des régions polaires, des forêts tropicales, des savanes, des déserts torrides, des montagnes dominées par des glaciers et des îles solitaires», comme l’indique Lélia Salgado, à la fois femme du maître, et commissaire-scénographe de l’exposition. Comme à son habitude, Sebastiao Salgado n’a pas fait les choses à moitié. Son approche est toujours stratégique, panoramique et entrepreneuriale.

Le photographe-vedette brésilien Sebastiao Salgado, qui habite Paris, occupe actuellement, avec 245 photos de sa dernière super-production Genesis, les quatre étages de la Maison européenne de la photographie. Le succès est énorme, la foule se presse pour «s’abreuver à la splendeur des régions polaires, des forêts tropicales, des savanes, des déserts torrides, des montagnes dominées par des glaciers et des îles solitaires», comme l’indique Lélia Salgado, à la fois femme du maître, et commissaire-scénographe de l’exposition.
Comme à son habitude, Sebastiao Salgado n’a pas fait les choses à moitié. Son approche est toujours stratégique, panoramique et entrepreneuriale. Il planifie, coordonne et établit des synergies planétaires pour financer ses campagnes, pour organiser ses expositions et leur circulation internationale (Paris, Londres, Sao Paulo, Toronto, Rome, Rio de Janeiro, Lausanne), pour publier des livres toujours somptueux, épais et lourds, édités en plusieurs versions (Taschen, 520 p., 49,99 euros), etc., sans oublier les produits dérivés, et bien sûr un dispositif promotionnel puissant, très efficacement ajusté.

Salgado a depuis longtemps rompu avec le contact réputé direct, souvent spontané et impromptu, que les photographes établissent généralement avec le monde et les choses par delà les facteurs culturels, esthétiques, idéologiques, techniques et économiques qui infléchissent toujours, consciemment ou non, leur regard et leurs actes. Toutes ces forces qui agissent en sourdine sur le travail photographique et qui s’impriment subrepticement dans les formes mêmes des images, Salgado les traite une à une, de façon rationnelle, dans le cadre de la structure «Amazonas Images» qu’il a créée en 1994 après avoir collaboré avec les agences Sygma, Gamma et Magnum.

Aussi, Salgado pratique-t-il la photo moins en photographe qu’en entrepreneur. Sa manière de travailler est plus proche de celle d’un producteur-réalisateur de cinéma que du photojournaliste qu’il affirme être resté, mais avec des justifications moins photographiques qu’économiques: «Le financement de mon travail est assuré par la presse» (Le Monde, 22 oct. 2005).
En réalité, en passant des agences de photojournalisme à sa structure «Amazonas Images», Salgado a élevé sa pratique photographique aux conditions de l’industrie culturelle telle qu’elle prévaut au cinéma.

Dans le cinéma, qui mobilise toujours d’importants moyens, l’argent est un préalable. Alors qu’en photographie, où les structures sont beaucoup plus légères et le plus souvent individuelles, on fait beaucoup avec peu ou rien. Des coûts de production relativement réduits et une logistique toujours modeste assurent à la photo une souplesse et une certaine rapidité de réalisation. Un rapport au monde et aux choses plus artisanal que celui, industriel, du cinéma.

Or, c’est l’inverse chez Salgado qui conçoit des projets photographiques toujours pharaoniques, exigeant d’importants budgets et de longues durées de réalisation. C’est le cas pour Genesis, dont la conception, la recherche de financements, la réalisation des images, des livres, des expositions internationales, et la promotion, ont nécessité pas moins de huit années.

Les interviews de Salgado font également apparaître que la machinerie photographique actionnée pour Genesis ressemble fort à celle qu’il avait expérimentée avec sa femme au Brésil, sur une propriété familiale de 800 hectares dévastée par la pollution. Ensemble, ils avaient conçu et conduit le «projet dément» de la reboiser «avec un objectif de deux millions et demi d’arbres de trois cents espèces différentes» (Telerama, 28 sept. 2013). En somme, Salgado photographie un peu comme il reboise et fait revivre des terres mortes. En relevant des défis, toujours «déments». Avec un regard global «sensible aux changements planétaires», aiguisé par une solide formation d’économiste et ciselé par une sincère «âme de militant».

Mais la sincérité et l’énergie de Salgado pourraient bien n’avoir pas suffi à faire de Genesis une réussite, ni même une opération pertinente sur les plans conceptuels autant qu’esthétiques. Car le projet est grevé par l’idée profondément erronée selon laquelle notre attention écologique en faveur de «notre planète, que nous avons tous le devoir de protéger», ne peut que prendre pour modèle un supposé «monde des origines», et se détournant du «monde contemporain».

L’aspect indissociablement écologique et politique bascule ainsi dans la fiction que notre monde recèle un autre monde en son sein, un «monde des origines», un cristal de monde en quelque sorte, qui aurait miraculeusement échappé aux vicissitudes et méfaits de la civilisation contemporaine, et qui aurait ainsi reçu de la providence ce privilège inouï de s’être maintenu dans l’harmonie originelle «des paysages, des animaux et des peuples» (Lélia Salgado). En somme l’écologie sans la politique, la nature à rebours de la société, le salut dans un mouvement régressif de l’histoire jusqu’à sa mythique origine intemporelle, celle d’un état de nature d’avant l’éclosion de la société.
C’est sur cette philosophie à deux balles que repose le projet Genesis, entre les mythes du paradis perdu et du bon sauvage, les stéréotypes de la pureté des origines, et la fiction d’une rédemption possible de l’humanité par une «quête du monde des origines» où la nature ne serait que «pureté», «majesté» et «splendeur», et les hommes encore humains.

Ces sortes de scénarios, qui oscillent entre Ushuaia et le malaise contemporain dans la civilisation, font l’ordinaire des séries télévisées et des films grand public. La manichéenne matière de la société du spectacle.
Le dispositif Genesis est en effet pleinement spectaculaire, par son mode de production, par son économie, par son ampleur titanesque, par le manichéisme de son argument, et par son esthétique même.
Le spectacle aime les oppositions tranchées et les idées simples? Genesis n’en manque pas: entre nature et civilisation, pureté et déliquescence, origine atemporelle et situation présente. Entre le bien et le mal.
Le spectacle veut de l’action? Genesis cumule jusqu’à la démesure «quêtes», «défis», «projets déments», découvertes, exploration de territoires immaculés, plongées dans des civilisations ancestrales hors du monde et du temps.
Le spectacle est friand de récits? Salgado déroule à l’envi depuis huit ans un storytelling désormais bien rôdé qui inscrit Genesis dans sa propre vie et ses expériences, même les plus intimes parfois (Telerama, 28 sept. 2013): son enfance «de rêve» ; ses doutes de reporter («Je n’avais plus foi en l’humanité […] ; je n’avais plus de sperme») ; et l’expérience inaugurale du reboisement de la terre familiale («Je voyais renaître le paradis de mon enfance, et la vie est revenue en moi. C’est alors que le projet de Genesis, sur la splendeur de la nature, a commencé à germer»).

Mais l’esthétique est elle aussi spectaculaire, dans l’excès autant que dans le stéréotype et l’instrumentalisation. Les icebergs et les montagnes sont figurés comme des décors de théâtre avec force contrastes et effets de brume. Des jeunes femmes supposées être à l’état de nature exhibent des poitrines de rêve dans des poses proches de celles des mannequins de mode, tandis que d’autres, aux bouches déformées par d’énormes plateaux, apportent une non moins spectaculaire et folklorique touche d’archaïsme. En outre, des hommes et des femmes (souvent seins nus) posent individuellement ou en groupe dans des attitudes si contraintes et si empreintes de civilisation qu’elles trahissent la mise en scène. Et… sonnent la faillite du projet puisque ces habitants du «monde des origines» qui devaient tracer des voies d’espoir pour les désabusés de la civilisation contemporaine pourraient bien avoir été instrumentalisés par eux au profit d’un projet qui, dans cette hypothèse, s’avérerait être une supercherie, très emblématique de l’époque honnie!

Comme les hommes, les animaux les plus sauvages paraissent paisibles et heureux: tous d’une extraordinaire disponibilité, et toujours d’une stupéfiante beauté. Mais de cette sorte de beauté ostentatoire, lyrique et dramatique à l’excès, tonitruante et consensuelle, à l’inverse d’une beauté incisive et intempestive qui ouvrirait les regards, stimulerait la pensée, briserait les stéréotypes, et qui résonnerait au tempo et aux intensités du monde et de ses devenirs.

Salgado reste indéfectiblement attaché aux mêmes effets pesamment lyriques et dramatiques du noir et blanc, des contre-jours et des ciels chargés. Mais ce lexique visuel éminemment pompier, qui trahit un regard binaire (le bien, le mal; la pureté, la déchéance; le monde des origines, le monde contemporain), et qui satisfait à la logique financière, esthétique et conceptuelle du spectacle, manifeste autre chose encore: une profonde duplicité et une vraie mascarade.
Car son «hommage à la fragilité de la planète» et son appel au «devoir de [la] protéger», Salgado les proclament d’autant plus fortement qu’il reste discret sur ses soutiens financiers, notamment sur ses «liaisons dangereuses» (Le Monde, 06 déc. 2013) avec le groupe brésilien Vale, deuxième entreprise minière du monde, de nombreuses fois condamnées pour ses atteintes à l’environnement.

Ainsi, les appels à protéger la planète sont d’autant plus vibrants qu’ils ne serviraient en réalité guère qu’à soutenir un généreux sponsor en quête de bonne conduite écologique.
De cette duplicité fondamentale, il ressort des spectateurs floués, et… des images d’une sinistre complaisance qui confondent noirceur et profondeur, et qui, en sourdine, trahissent la supercherie.

André Rouillé

Exposition
«Sebastião Salgado, Genesis», Maison européenne de la photographie, 5-7, rue de Fourcy, 75004 Paris. Jusqu’au 5 janvier

Livre

Sebastião Salgado, Genesis, Taschen, 520 p., 49,99 euros.

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