ART | CRITIQUE

Saga

PAnne Lehut
@10 Nov 2010

Quand la technique artisanale du batik côtoie Aby Warburg, non loin d’Apichart, l’éléphant peintre… C’est cette expérience pour le moins déroutante que Guillaume Pilet, jeune artiste suisse, touche-à-tout, propose à la galerie Alain Gutharc. «Saga»: ou l’art et son histoire, version épique.

Guillaume Pilet se joue des catégories artistiques, qui nous amènent par exemple à reléguer certaines pratiques dans l’artisanat. Son travail est à la fois une histoire de l’art et son commentaire, tout cela au travers de nouvelles créations.

Une série de toiles (Tondo) s’installe sur les murs de la galerie. Peinture? Le titre renvoie explicitement à ces formats ronds, très prisés à la Renaissance. L’esprit facétieux de Guillaume Pilet est en marche: point de «grande peinture», ici. C’est un pneu de bicyclette qui fait office de cadre et la technique utilisée est celle du batik, technique artisanale qui nous renvoie immanquablement au mouvement hippie.

Et pourtant, ces Tondo ne sont pas sans évoquer la peinture abstraite — et le rapprochement, habile, avec le mouvement hippie rappelle la dimension utopique qui accompagnait les débuts de l’abstraction: mélange des genres fécond… Les rayons ainsi formés renvoient aux rayons de la bicyclette et l’art cinétique n’est pas loin… Le mécanisme référentiel fonctionne à merveille. Le spectateur est presque piégé: il ne peut s’empêcher de penser à toute cette histoire de l’art, et pourtant, l’œuvre ne pourrait-elle pas simplement être ce qu’elle est, artisanale? Guillaume Pilet nous met face à la rigidité de nos catégories.

Les Bricks forment une autre série de toiles, découpées dans des formes irrégulières. Elles représentent des murs de briques, sans aucune aspérité. Il y a ici du trompe-l’œil, du décor en carton-pâte mais aussi, une parenté avec les mouvements français des années 60 qui voulaient que la peinture cesse d’être écran de projection, fenêtre ouverte sur le monde pour retrouver une matérialité (on songe, par exemple, à Supports/Surfaces). C’est bien face à un mur que nous sommes ici: nulle projection possible. Cette série est comme la concrétisation des mots de Matisse sur la peinture: ce sur quoi on vient «se casser le nez».

Mais on trouve aussi des céramiques dans cette exposition, avec The Poursuit of Hapiness, série de petites sculptures aux formes géométriques qui évoquent Malevitch ou Tatline, mais dans une facture plutôt proche du simple modelage (et donc, de l’artisanat) et sur des socles aux couleurs assez «pop». Guillaume Pilet est en effet fasciné par les displays d’exposition (ceux des musées, mais aussi ceux des grands magasins): mélange des genres, encore une fois.

D’autres céramiques évoquent les arts dits «primitifs». Guillaume Pilet montre, par exemple, un modelage très «brut» d’une chaussure Nike, sorte d’archéologie du présent. Le décalage est ironique: une technique ancestrale pour un sujet bien contemporain, impropre à intégrer l’histoire de l’art. Notons que cette chaussure côtoie le buste d’Aby Warburg, coiffé d’un étrange couvre-chef (celui des fameux indiens hopis chez qui il fit un important voyage ?). La figure de Warburg devient comme la clé de cette exposition. Celui qui a décloisonné les différents types de représentations peut servir de modèle à toutes ces œuvres, pleines de «survivance».

L’éléphant Apichart vient compléter cette exposition éclectique par une vidéo dans laquelle il explique, tout en se peignant sur une toile, son destin forcé de peintre. Il y a là un regard amusé (et amusant!) sur la condition d’artiste, parfois proche du phénomène de foire.

«Saga»: le carton de l’exposition montre Guillaume Pilet à différents stades d’évolution, comme sur ces planches du XIXe siècle qui visaient à expliquer le passage du singe à l’homme. Ce schéma de l’évolution de l’homme est caricatural et scientifiquement erroné, on le sait aujourd’hui. Qu’en est-il d’une éventuelle évolution de l’artisan à l’artiste? Pour que le champ artistique s’ouvre toujours plus, Guillaume Pilet se fait espiègle.

— Guillaume Pilet, IDA (the former missing link), 2010. Céramique émaillée. 36 x 20 x 18 cm
— Guillaume Pilet, Tondo #3, 2010. Acrylique et teinture sur toile, pneu de bicyclette. 68 cm (diamètre)
— Guillaume Pilet, Nike TN, 2010. Céramique émaillée. 28 x 10 x 13 cm
— Guillaume Pilet, Bricks n°4, 2010. Acrylique sur toile. 206 x 108 cm

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