ÉDITOS

Sabordage de la culture

PAndré Rouillé

On aurait tort de chercher l’événement culturel de l’année 2007 en France du côté des musées, des théâtres, des concerts, des festivals ou de l’édition. Cet événement n’a pas eu lieu dans le champ de l’art, de la photographie, du design, de la danse, du théâtre, de la musique, ou de la littérature. Il s’est produit ailleurs, avec la participation d’une majorité de Français. Cet événement, dont les résonances s’annoncent d’ores et déjà profondes, c’est évidemment l’élection de Nicolas Sarkozy à la tête de l’État.
Jamais un candidat à la magistrature suprême n’avait en effet autant mêlé dans sa campagne la culture à la politique. Jamais la «rupture» culturelle n’avait autant été présentée comme l’une des conditions de réalisation d’un programme politique

. Il faut remonter au premier septennat de François Mitterrand, et à l’action menée par Jack Lang au début des années 1980, pour trouver un semblable rôle politique accordé à la culture.
C’était l’époque fulgurante de la promesse (jamais tenue!) de consacrer au ministère de la Culture 1% du budget de l’État, celle de la légalisation des «radios libres», celle de l’attention gouvernementale accordée à l’art contemporain, celle de la création des Frac et des Drac, celle de l’ouverture de la culture à des pratiques — comme la mode ou le design — jusqu’alors reléguées dans le purgatoire des «arts appliqués», etc.

Mais la comparaison s’arrête là. Le projet culturel de Nicolas Sarkozy est aux antipodes de celui qu’a défendu avec détermination Jack Lang face aux kabbales réactionnaires menées contre les colonnes de Buren, la Pyramide du Louvre, l’Opéra Bastille, ou encore contre la loi sur le prix unique du livre.
Même si la passion du socialiste d’alors s’est muée en une pitoyable indulgence pour l’actuel chef de l’État, Jack Lang restera celui qui a accompagné un mouvement visant à enrichir, grandir et dynamiser la notion de culture en la décloisonnant, en l’étendant aux recherches et aux pratiques les plus contemporaines et les plus exigeantes, en l’élargissant à des domaines longtemps méprisés de création.

Au début des années 1980, la gauche, qui affirmait (alors !) vouloir «changer la vie», avait besoin de la culture pour donner à ses orientations une aura progressiste, dynamique et émancipatrice.
Aujourd’hui, le chef de l’État mobilise la culture (sans son ministre de la Culture) de différentes façons qui convergent vers une acculturation et un rabaissement conduisant à grands pas vers un désert culturel.

Acculturer, telle a été, dès sa campagne, l’attitude du candidat quand il s’est approprié les figures de Jean Jaurès, Léon Blum ou Guy Môquet en occultant délibérément que leur combat, leur engagement, et leur mort même, s’inscrivaient dans des directions totalement opposées aux siennes. Usurper les grandes figures de la culture française en oblitérant et travestissant leur sens n’est rien moins qu’une entreprise de dilution, qu’une action concertée de brouillage des repères et de blocage de la compréhension. Rien moins qu’une offensive contre la culture.

Autant le candidat Sarkozy avait évidemment la liberté de se réclamer de la droite et d’en défendre les valeurs, autant la plus élémentaire honnêteté intellectuelle aurait dû lui interdire de le faire au nom des grandes figures de la gauche qui ont combattu lesdites valeurs au péril de leur vie. Sauf à falsifier l’histoire, comme cela a notamment été le cas à l’occasion de la lecture de la lettre de Guy Môquet dans les écoles: le très explicitement communiste «Chers camarades» employé par Guy Môquet ayant été subrepticement remplacé par un très neutre (ou gaulliste) «Chers compagnons».

Reconstruire sans vergogne la réalité en fonction d’intérêts idéologiques et politiques immédiats: ce régime a été également appliqué à Mai 68 pour en faire le repoussoir absolu dont Nicolas Sarkozy avait besoin pour consolider sa stratégie et sa posture politiques.

Usurper, falsifier, mais aussi brouiller les limites, effacer les repères, distordre les généalogies, déplacer les clivages, disloquer les groupes et les ensembles, briser les liens et les solidarités tissés par l’histoire et les combats passés, telle est cette stratégie joliment dite d’«ouverture» que le chef de l’État applique avec la pitoyable complicité de tous ces dignitaires de l’opposition qui ont troqué sans l’ombre d’une hésitation leurs convictions d’hier pour un soupçon de pouvoir.
Avec l’alibi fallacieux de «servir», ils collaborent directement à l’effondrement de l’édifice culturel du pays en rendant illisibles les forces qui lui ont donné corps et vie. Les victimes d’hier n’ont pas disparu, bien au contraire, mais elles sont plongées dans l’invisibilité et l’impuissance par la faillite et la désertion de leurs représentants traditionnels.

Mais la face la plus visible de cet immense processus d’acculturation dans lequel la France médusée est emportée depuis l’élection présidentielle est cette entreprise de pipolisation généralisée qui, tous médias confondus, sature notre quotidien.
Alors que l’on nous a rebattu les oreilles avec le respect de la vie privée des hommes et des femmes publics, c’est significativement l’inverse dont il est aujourd’hui question. Nicolas Sarkozy mélange sans pudeur sa vie privée et sa vie publique, fait vivre aux citoyens les épisodes de sa vrai-fausse petite vie sentimentale, et leur impose ses amitiés, son univers, et son monde. Jusqu’à la nausée.

Le soir même de l’élection, le ton était donné avec le retour de Johnny Hallyday apparemment assuré de son immunité fiscale, Bigard sur la place de la Concorde et, le lendemain, le milliardaire Vincent Bolloré qui confiait au nouveau Président les clés de son jet et de son yacht privés. Le fric, le clinquant, le luxe, le people, le showbiz: ainsi était dressé l’écran qui servirait à masquer la rigueur des mesures politiques à venir. Les couleurs et les formes d’un monde et d’une culture, celles de la France scintillante des nantis, éblouissaient et oblitéraient les difficultés croissantes de l’autre partie de la France…

En quelques mois, on a eu droit à tous les épisodes Cécilia (si méthodiquement médiatisée qu’on la désigne familièrement par son prénom). Voici Carla qui, en tant qu’ancien top modèle et chanteuse, incarne un horizon culturel à la fois people et populaire que l’exhibition à Disney Land a manifestement eu pour fonction de souligner.

Les paillettes et le luxe se combinent aux gesticulations et aventures présidentielles pour capter les regards et distraire l’attention loin des sombres menées politiques qui se trament dans le silence et l’ombre des coulisses. Mais leur effet le plus désastreux est de contribuer à acculturer la France.
De Gaulle avait Malraux, Sarkozy a Bigart. Au grand écrivain a succédé un bateleur dont la gloire lui vient d’avoir porté le divertissement jusqu’aux plus hauts sommets de la vulgarité — avec la stupéfiante et complice bénédiction du Pape qui l’a récemment reçu au Vatican.
Peut-être était-ce là pour le souverain pontife le prix à payer pour que le Président français amorce une incroyable régression de plusieurs siècles en prêchant une moderne croisade en faveur de la religion comme principe d’équilibre et de stabilité de la «civilisation».

Ainsi va la France, de régression en régression. Tandis que les autorités continuent à se persuader que, comme jadis, sa culture et sa pensée éclairent de tous leurs feux les peuples de la Terre…

C’est dramatiquement l’inverse. Le désert gagne l’art, la culture, la recherche, de façon à la fois plus sourde, plus profonde et plus insolente que la simple réduction des budgets et que la probable suppression prochaine du ministère de la Culture.
La médiocrité ronge, l’imbécillité triomphe, la vulgarité et l’insignifiance prospèrent, les démons d’hier refont surface (on songe à certain ministère de l’Immigration et de l’identité nationale), l’exigence est méprisée. Le cliquetis des Rolex recouvre désormais l’éloquence des concepts par lesquels les philosophes français ont, hier encore, irrigué la pensée du monde.

Mais ce faisant, la France fait doublement fausse route. Elle néglige ses atouts passés et va à contre courant du mouvement présent qui est en train de convertir l’intelligence, le savoir et la pensée en piliers de la grandeur et la vitalité des nations de demain.
Cela s’appelle un sabordage.

André Rouillé.

Meilleurs vœux d’active vigilance.

INFORMATION: au milieu de ce mois de janvier, vous pourrez accéder au nouveau site paris.art.com. Un site totalement nouveau…

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Victor Boullet, Self Portrait of a Working Man Missing a Million Pixels II, 2007. C-type High Gloss mounted on aluminium. 27 x 35 cm. Courtesy Galerie Sara Guedj. ©Victor Boullet.

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