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Romain Torri

Quel est ton parcours? Qu’est-ce qui t’a amené à ouvrir ta galerie, dans le quartier très fréquenté du haut Marais, à 34 ans à peine?
Romain Torri. Après des études, somme toute assez classiques, en histoire de l’art à Paris I, j’ai rejoint un petit cabinet d’expertise en objets d’art et en mobilier ancien, dans le VIIIe arrondissement de Paris. On inventoriait essentiellement des fonds de châteaux, des propriétés magnifiques destinées à être cédées aux enchères. Je me suis plongé avec plaisir dans univers inconnu, me familiarisant avec le pur style français du XVIIIe siècle. J’y ai rencontré des véritables passionnés, capables de parler pendant une heure d’une patine, ou d’un motif en particulier, ce qui a intensifié mon intérêt pour ce milieu.

Donc, très tôt un goût prononcé pour l’objet d’art…

Romain Torri. Oui, j’ai toujours été un passionné, un accumulateur à tendance boulimique ! A vingt ans, je passais beaucoup de temps dans les salles de vente. J’achetais des estampes fin XIXe à Drouot. J’étais déjà dans l’œil et le toucher… bien avant de collectionner de l’art contemporain.

Tu as été le conseiller d’un grand collectionneur suisse, jusque dans le milieu des années 2000? Quels sont les bénéfices de cette expérience?

Romain Torri. J’ai croisé cette personne à l’occasion de la foire de Bâle, à vingt-cinq ans. C’était une chance incroyable ! Il m’a confié très vite la constitution de sa collection, ciblée autour de l’abstraction au XXe siècle. On était dans une recherche d’œuvres historiques, pas dans une perspective de spéculation. L’idée n’était pas d’accumuler des pièces d’un même artiste ou d’un courant en particulier, mais de trouver l’œuvre pionnière de cet artiste ou de ce courant. Par exemple, le premier relief en aluminium de Jean Arp, réalisé en 1934, ou des grands « noir et blanc » de Vasarely des années 1950… C’était très stimulant, et formateur. J’y ai appris énormément de choses: à couvrir une période ou un territoire artistique dans sa globalité, à faire des achats pertinents, à aiguiser mon regard, à construire une collection comme on assemble un puzzle.

Tu as également été directeur artistique pour la galerie Patricia Dorfmann, jusqu’à très récemment, puisque tu es à l’initiative de l’exposition «Hamish Fulton» en 2010. Comment est venue cette envie d’ouvrir ta propre galerie? Et particulièrement rue saint Claude où l’on trouve déjà Philippe Jousse, Alain Gutharc et d’autres noms tout aussi respectables de la profession…
Romain Torri. J’avais envie d’être à mon tour à la source des œuvres, en rapport direct avec les collectionneurs. C’est ce que j’aime. Et pour moi, la galerie doit être un lieu vivant, où il y a du passage. D’où mon choix de la rue saint Claude. Je souhaitais me sentir appartenir à une communauté de galeries.

De plus en plus de galeries d’art contemporain s’installent dans le XIXe ou le XXe arrondissement? En tant que jeune galeriste, tu n’as pas été tenté ? D’autant que les loyers sont moins onéreux…
Romain Torri. Ce qui se passe à Belleville est très intéressant. On y trouve une génération de galeristes qui a envie de manifester sa différence, et c’est très bien. Mais je pense qu’on peut faire partie de cette nouvelle génération sans pour autant avoir à s’identifier par une géographie particulière. Si je me suis installé rue Saint-Claude, ça ne veut pas dire que je refuse la nouveauté ou que j’adhère à un esprit corporatif !
Je pense aussi qu’à Belleville, pour reprendre cet exemple, la programmation est plus pointue, plus radicale, et s’adresse à un public restreint, à certaines institutions publiques. Or j‘ai envie d’une galerie qui rassemble. Je ne veux pas me fermer des portes.

Est-ce que tu défends une ligne artistique bien déterminée? Quels vont être les artistes représentés par la galerie Romain Torri et, leurs éventuels points communs?
Romain Torri. Tout est possible ! Je ne me limite en rien. Je choisis les artistes que j’aime, que j’achèterais pour moi. Avec peut-être une prédilection pour les démarches artistiques très affirmées et cohérentes, voire obsessionnelles… Après Vera Molnar, j’exposerai Hamish Fulton l’an prochain – à la suite d’une marche artistique qu’il fera en France – et l’artiste yougoslave Braco Dimitrijevic.
L’identité de la galerie est en construction, et j’espère rencontrer très vite d’autres artistes qui viendront enrichir la programmation.

Hamish Fulton, ou même Braco Dimitrijevic… sont des artistes qui ont une longue carrière derrière eux… Y a-t-il un parti pris historique?

Romain Torri. Oui, bien sûr! Je représente des artistes que j’ai découverts sur les bancs de la faculté, que j’admire. C’est un rêve de travailler à leurs côtés, de participer à leur vie artistique, en collaborant à la production de nouveaux travaux par exemple… C’est un vrai plaisir pour moi.

Des artistes peu vus dans les galeries parisiennes ces dernières années…

Romain Torri. Oui, très naturellement, je prends les places libres. Je saisis les opportunités après avoir constaté les anomalies… Comme pour Hamish Fulton, chez Patricia Dorfmann, qui n’avait pas été exposé à Paris depuis 18 ans!

Pour ton exposition inaugurale, tu as choisi l’artiste d’origine hongroise âgée de 86 ans, Vera Molnar, l’une des co-fondatrices du GRAV (le groupe de recherche d’art visuel). Pourquoi elle?
Romain Torri. J’avais envie de montrer son travail récent, d’une manière plus personnelle. L’idée était de décloisonner sa pratique, de la montrer à un public plus large. Et aussi de commencer avec une exposition vivante et colorée. C’est ce que je ressens quand je regarde ses tableaux, une incroyable fraicheur, et ce malgré son âge.
D’ailleurs, après deux semaines à peine d’exposition, quasiment toutes les œuvres ont été vendues, y compris les pièces les plus importantes. Comme sa série de dix toiles, réalisée en hommage à Julije Knifer, cédée à 30 000 euros, ou le très beau diptyque de 2010, Six Colonnes, Six Interstices
En raison de ce succès, on va présenter pendant une semaine, à partir du 16 octobre, d’autres pièces récentes de Vera Molnar.

D’après toi, «l’objectif de cette nouvelle galerie est de proposer un lieu d’échange avec des artistes contemporains venus d’horizons culturels différents.» Qu’entends-tu exactement par «horizons culturels différents»?
Romain Torri. Je pense qu’une galerie aujourd’hui ne doit pas se cantonner uniquement à l’art occidental, à moins d’être militant. Si on veut être le reflet de la création vivante dans le monde actuel, on doit élargir ses frontières artistiques, et aller chercher du côté de l’Inde, de la Chine, de tous ces pays à l’économie émergente. Chez Patricia Dorfmann, par exemple, j’ai montré un artiste chinois, Wu Xiaohai, qui fait du dessin au fusain, sur papier, et de l’animation. Il utilise un medium traditionnel et parle de sa propre culture à travers les motifs qu’il représente… sans être passéiste pour autant. C’est ce qui m’intéresse justement, ces artistes qui échappent à la globalisation ou du moins qui vivent la mondialisation à travers leur prisme, leur environnement. Le monde de l’art, en France et en Europe, est encore trop ethnocentriste.

Ouvrir une galerie en temps de crise, alors que beaucoup de galeries parisiennes vivent mal cette période, ça ne t’effraie pas?

Romain Torri. Non, pas vraiment, même si j’ai conscience que le métier de galeriste n’est pas de tout repos. Il faut avoir de la curiosité et de l’énergie à revendre. Mais cette période difficile a aussi ses avantages : les artistes sont beaucoup plus disponibles que dans les années d’euphorie du marché, ils ne restent plus attachés à une seule galerie, qui détient l’exclusivité de l’œuvre. A nous de saisir les opportunités. C’est d’ailleurs ce que signifie le mot « crise » en chinois, une opportunité, une croisée des chemins où une nouvelle direction est à prendre…

Informations pratiques

« 86 », exposition des œuvres récentes de Véra Molnar, du 4 septembre au 23 octobre 2010, Galerie Romain Torri (7, rue saint Claude, IIIe arrondissement de Paris)

Romain Torri
– Portrait, 2010
Vera Molnar
Un carré rouge se déplace I, 2007. Acrylique sur toile. 50 x 50 cm.
Pour mes 86 ans, 2010. Papier, jet d’encre. Unique. 30 x 30 cm
Carrés coupés en deux, 2010. Acrylique sur toiles. 2 x (50 x 50 cm)
Carrés concentriques rouges, 2010. Acrylique sur toile. 50 x 50 cm
6 colonnes, 6 interstices, 2010. Acrylique sur toiles. 2 x (100 x 60 cm).
Méandre en 10 étapes, 2007. Acrylique sur toiles. 10 x (40 x 40 cm).