PHOTO | CRITIQUE

Robert Mapplethorpe

PFrançois Salmeron
@08 Avr 2014

Cette rétrospective consacrée à Robert Mapplethorpe vise à dépasser les préjugés réduisant son œuvre à l’exhibition de la sexualité et des pratiques sadomasos. Nourries de classicisme, ses photographies sont avant tout en quête d’harmonie et de perfection, rapprochant les corps de ses modèles de la sculpture grecque et des maîtres de la Renaissance.

Robert Mapplethorpe est une personnalité qui cristallise autour de lui louanges, admiration, mais aussi critiques véhémentes, un artiste qui a bousculé les codes de l’art et de la bienséance en faisant du sexe, de l’homosexualité ou du sadomasochisme ses sujets de prédilection. Ainsi, Mapplethorpe, ce serait celui par qui le scandale arrive. Robert Mapplethorpe, c’est aussi une légende de la photographie, le symbole d’une époque mythique, le New York des années 1980, un artiste à la gueule d’ange, au destin de rock star ou de poète maudit, fauché prématurément par le Sida en 1989. On le connaît donc pour ses photos jugées scandaleuses, parfois interdites aux moins de 18 ans, ou encore pour ses pochettes de disque rappelant notamment son idylle avec Patti Smith.

Néanmoins, Robert Mapplethorpe a connu une carrière bien plus riche et complexe que les quelques clichés que véhicule l’imaginaire collectif. Il s’intéresse d’abord au dessin, crée des installations, des collages, subit l’influence d’Andy Warhol, avant de se mettre au Polaroïd puis de se consacrer définitivement à la photographie. Son parcours doit aussi beaucoup à quelques rencontres décisives qui l’auront aidé à parfaire sa culture artistique. John McKendry, conservateur au Metropolitan Museum de New York, qui lui fait découvrir à partir de 1971 les fonds photographiques du musée, et l’introduit dans le milieu. Et Sam Wagstaff, riche collectionneur féru d’art minimal, qui deviendra son amant, son ami, son protecteur, son mécène, qui lui lèguera aussi sa fortune à sa mort en 1987, et lui permettra alors de créer la Fondation Mapplethorpe, dédiée à la photographie et aux recherches sur le virus du Sida.

L’exposition du Grand Palais commence d’ailleurs par la fin, et se déroule à rebours de la carrière de Mapplethorpe, avec un bouleversant autoportrait datant de 1988, où le photographe, les traits creusés par la maladie, pose avec une canne à la tête de mort. On a beau avoir vu et revu cette photographie sur toutes les pancartes annonçant l’exposition, en couverture des revues, placardées sur les kiosques ou les murs du métro, elle n’en demeure pas moins saisissante. La mise au point est faite sur la main droite de Mapplethorpe, au premier plan, tenant la canne. Cette main est énorme, immense, démesurée. Elle est également ferme, assurée.

Mapplethorpe apparaît d’ailleurs résolu, stoïque, comme s’il attendait sereinement la mort, ou comme s’il la défiait et nous disait que sa personne et son art survivraient à sa disparition. La tête de mort nous renvoie bien évidemment au thème des vanités, mais c’est surtout le visage même de Robert Mapplethorpe qui nous émeut: avec la mise au point effectuée sur la main, son visage demeure flou et annonce par là sa prochaine disparition. On y perçoit donc l’avancement de la maladie qui vieillit prématurément ses traits, ses cheveux grisonnants élégamment peignés en arrière. Le dépouillement de la photographie accentue sa puissance dramatique. La main et le visage de Mapplethorpe surgissent du néant, de ce fond noir abyssal, et semblent flotter dans le vide comme deux apparitions surnaturelles.

Le premier volet de l’exposition vise quant à lui à raviver le Mapplethorpe plasticien, fasciné par la statuaire grecque ou celle des maîtres de la Renaissance. Robert Mapplethorpe concède d’ailleurs faire de la sculpture à travers la photographie, soit en photographiant directement des statues, soit en faisant poser ses modèles selon les codes classiques. Sa pratique se comprend alors comme un art «apollinien» recherchant la perfection, l’équilibre, la mesure ou l’harmonie. En somme, on a affaire à une esthétique en quête de «belles apparences», telle que la définissait Nietzsche dans La Naissance de la tragédie.

On retrouve donc des personnages de la mythologie grecque et de l’Antiquité: l’énigmatique Sphinx d’Œdipe prise de profil, mi femme mi animal, Cupidon, Hermès, Mercure et sa coiffe. Les sculptures sont éminemment lisses, certaines quasiment diaphanes. Elles apparaissent comme un idéal, un paradigme, un horizon à atteindre, à égaler, à raviver et réactualiser.

Pour ce faire, Robert Mapplethorpe évoque ses dieux à lui, ses modèles fétiches, de Lisa Lyon en passant par Ken Moody. D’ailleurs, la scénographie met en regard les sculptures classiques et les modèles de Mapplethorpe. Les courbes plantureuses et musclées de Lisa Lyon épousent la même attitude que les statues grecques, bras relevés, tête coupée par le cadrage. Les peaux sont brillantes, patinées, tannées comme un cuir. Les muscles, pectoraux et biceps de Dennis Speight sont bandés comme ceux du gladiateur Spartacus ou du Paresseux. Un drap s’enroule autour des hanches de Sonia Desika, rappelant les statues baroques ou de la Renaissance.

Cette tendance apollinienne à l’œuvre chez Robert Mapplethorpe s’accompagne d’un goût certain pour la géométrie. Le corps nu de Lisa Lyon, allongé, forme une ligne horizontale zébrée d’ombres, esquissant à leur tour des verticales, tandis que ses bras tendus dessinent une diagonale. La veste à fermeture éclair entrouverte sur le torse de Patrice Calmettes redouble le «V» de la rambarde devant laquelle il pose, bras levés. Tyrone se compose de plusieurs triangles rectangles formés par les genoux, les coudes, ou la tête inclinée par rapport au buste du modèle. Robert Mapplethorpe inscrit encore le corps de Thomas dans un cercle, lui faisant prendre différentes poses, à la manière de L’Homme de Vitruve de Léonard De Vinci.

Surtout, Robert Mapplethorpe apparaît comme un fervent admirateur des corps noirs, de leur vigueur, de leur musculature et de leur souplesse, dans une société américaine encore en proie au séparatisme et au racisme. Avec Ken Moody et Robert Shaman, il crée par exemple une esthétique «black and white» où les corps de ses deux modèles se répondent, s’imitent, s’imbriquent, se confondent. Ajitto pose recroquevillé sur un tabouret, le visage plongé dans ses genoux. Robert Mapplethorpe le photographie sous toutes les coutures: de face, de dos et de profil. On perçoit les pigments de sa peau quasi imberbe, ou bien la chair craquelée du fessier et des formidables cuisseaux de Derrick Cross, le crâne parfaitement lisse de Ken Moody, yeux clos, que Robert Mappelthorpe photographie en plongée.

En se focalisant sur des corps nus et sculpturaux, Robert Mapplethorpe donne ainsi une forte charge érotique à son œuvre. Il fait naitre la flamme du désir dans l’œil du spectateur, admirant les courbes parfaites des modèles. Il sait aussi érotiser des détails du corps ou des objets. Il propose un gros plan sur un téton minéral, ou photographie une aisselle que l’on prend de prime abord pour un entrejambe féminin. Dans ce sens, ses fleurs sont tout à fait déroutantes. Leur pistil nous rappelle immanquablement une langue pendante prête à nous lécher ou un pénis en érection. Un simple cactus prend également des allures phalliques, une aubergine nous rappelle la texture d’un énorme sexe noir. Les couleurs des pétales paraissent tout aussi sensibles qu’un épiderme, les tiges des coquelicots sont couvertes de petits poils noirs.

Cela étant, Robert Mapplethorpe ne se contente pas que de suggérer la sexualité. Il sait aussi aller droit au but. Cock présente sans détour un sexe noir posé précieusement sur un linge blanc. Dans Man in polyester suit, il photographie son petit ami Milton Moore en costume, braguette ouverte, d’où sort son sexe pareil à une trompe.

Son amour des corps masculins ne les détourne pourtant pas totalement des femmes. D’une part, il y a son amie et alter ego Patti Smith, avec qui il eut une aventure de jeunesse de 1969 à 1971. Il réalise des portraits révélant tour à tour la fragilité de la poétesse ou son formidable charisme, notamment pour la couverture de l’album Horses.

D’autre part, il y a la figure incontournable de Lisa Lyon qu’il rencontre en 1980. Championne de bodybuilding, Robert Mapplethorpe est fasciné par son corps musculeux, lui rappelant les modèles féminins de Michel-Ange. Elle pose en Christ, en prêtresse, en veuve voilée de noir. Avec son corps de femme aussi fort et musclé que celui d’un homme, elle peut symboliser aux yeux du photographe l’idéal de l’androgyne, surtout lorsque l’on voit Robert Mapplethorpe se maquiller et se travestir lui-même dans certains autoportraits.
Un film est même dédié à Lisa Lyon, comme un culte rendu à la muse. Prenant des poses transgressives, elle évolue dans un univers dont l’esthétique kitsch et la musique (avec des boites à rythme, des nappes de synthétiseur et des saxophones hurlant) rappellent le monde du porno.

Alors que penser de la salle consacrée au sadomasochisme, dans laquelle on s’immisce comme on rentrerait dans un sexshop ou un lieu interdit? Il s’agit tout d’abord d’un univers très codifié. On s’amuse à enfiler des costumes symbolisant l’autorité ou la virilité: l’uniforme de flic avec la casquette, les blousons de cuir cloutés pour jouer aux durs et ressembler aux blousons noirs, la tenue et le chapeau de cowboy. Les bottes, les cagoules, les combinaisons de cuir et les chaines renvoient quant à elles directement aux pratiques sadomasos. On se soumet à son maitre, on s’agenouille, on se met à quatre pattes. Les corps sont suspendus, attachés, étranglés. Dans un autoportrait détonnant, Robert Mapplethorpe s’enfonce même le manche d’un fouet dans l’anus.

Mais ce qui prédomine encore une fois, c’est le souci permanent d’esthétisation qui anime les photos de Robert Mapplethorpe. Les sexes en érection sont brandis, pétris, manipulés, masturbés, distordus, pincés, comme si Robert Mapplethorpe voulait souligner avant tout leurs qualités plastiques. Les glands sont turgescents, gonflés de désir, prêts à exploser. On y lit non seulement l’exacerbation d’une libido visant la jouissance, mais aussi une mise en scène précieuse où Robert Mapplethorpe évoque la puissance d’un pénis tendu comme une arme à feu chargée.

Cette sexualité débridée ou la violence suggérée de certaines pratiques sadomasos pourraient faire basculer les productions de Robert Mapplethorpe dans la frénésie des orgies dionysiaques. Cette fureur reste toutefois contrebalancée par la tendance apollinienne qui habite toute son œuvre, et coexiste ainsi parfois avec les feux du désir.

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