ART | CRITIQUE

Robert Cantarella fait le Gilles

PCamille Fallen
@06 Oct 2011

De Gilles Deleuze, on peut lire les ouvrages, visionner L'Abécédaire, mais aussi, désormais, suivre le spectacle de Robert Cantarella qui «fait le Gilles» à la Ménagerie de Verre où, depuis avril 2011, il répète à l'aide d'oreillettes le séminaire «Cinéma/Image-Mouvement» que Deleuze donna en 1981 à l'Université Paris8.

Sachant que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même cours (d’eau ou de mots), il est encore temps de prendre ce séminaire en cours de reprise et de duplication, pour découvrir ce que Robert Cantarella appelle une «copie sonore», copie qui lui passe à travers le corps et la voix: autre façon d’avoir Gilles Deleuze dans la peau.
Selon le principe bergsonien d’action-réaction, Robert Cantarella écoute-dit-comprend et fait tout à la fois le Gilles, devenant ainsi son simulacre sonore, vivant et en mouvement. À partir de là, comme s’il était au séminaire d’un Gilles Deleuze relooké (certains prennent des notes), l’auditoire prend place dans un dispositif d’écoute qui devrait résonner à l’exacte croisée du séminaire et de sa restitution.
Pourtant, de cette scène minimaliste — Robert Cantarella est assis sur une chaise, dos tourné à une salle de danse vide—, monte rapidement un sentiment d’inquiétante étrangeté.
En effet, malgré la visibilité du dispositif technique (les oreillettes dont les fils descendent sur le corps de Robert Cantarella), la voix de Gilles semble lui venir d’ailleurs, d’un autre lointain qui affleure lorsque l’écart entre ce qui se produit sous nos yeux et ce qui dut avoir lieu à Vincennes se fait sensible, rendant la scène étrangement spectrale. Autrefois, les œuvres des philosophes, poètes ou prophètes étaient ainsi transmises et répétées oralement. Mais elles l’étaient par cœur. Depuis cet autre angle de vue ou de voix, avec les oreillettes, Robert Cantarella paraît de son côté en contact avec un Gilles Deleuze ventriloque et d’outre-tombe.
Freud l’indique à propos de L’homme au sable — le conte d’Hoffmann qui met en scène Olympia, une poupée douée de vie —, l’inquiétante étrangeté survient à l’occasion d’un dédoublement machinique, dédoublement qui se produit ici du fait des oreillettes. Subrepticement, le dispositif technique d’écoute introduit un espacement entre la voix de Gilles et celle de Robert Cantarella, un principe d’indétermination qui fait osciller la perception entre incarnation de Gilles et homme-machine, passé et présent, réalité et simulacre.
Par ailleurs, en dehors de ce décalage, Robert Cantarella fait également le Gilles en dépit de «l’image-souvenir» que l’on se fait de Gilles. Même si son mur miroir paraît disposé à refléter des images passées ou projetées, rien à voir non plus entre l’atmosphère enfumée et peuplée du séminaire de Vincennes et cette salle de danse qui nous regarde comme un grand œil vide. Pourtant, ces écarts, suppléments et prothèses ouvrent une nouvelle porte d’accès au passionnant séminaire Cinéma/Image-Mouvement de Gilles Deleuze.
Ce sixième séminaire — il y en a vingt-quatre en tout — déploie la réflexion de Deleuze sur «la leçon bergsonienne de cinéma». Dans Matière et Mémoire, Bergson distingue l’image-souvenir de l’image-mouvement puis, à partir d’un principe d’indétermination, trois types d’images-mouvements : l’image-perception (le cow-boy scrute la colline), l’image-affection (l’Indien survient), l’image-action (la caravane forme un cercle). Vient ensuite la distinction entre image subjective («l’image d’un ensemble vue par quelqu’un qui fait partie de l’ensemble») et image objective («image d’un ensemble vue d’un point de vue extérieur»), etc.

C’est alors qu’au fil de cette écoute — la réflexion sur l’image-mouvement se «réfléchissant» peu à peu dans celle de l’image-son et du son-mouvement émanant du dispositif scénique —, les problématiques et les exemples cinématographiques de Gilles Deleuze trouvent à se reproduire, se mettre en scène et s’illustrer au travers d’une dimension supplémentaire: la copie performative et sonore de Robert Cantarella.
Dans ces entre-deux deleuziens, le spectateur-auditeur aux aguets, scrute ainsi des apparitions sonores de pensée, sans savoir de quel ensemble il fait vraiment partie.
Et à la fin, le rideau ne tombe pas, mais comme les yeux d’Olympia, les oreillettes. On a envie de remettre ça.

Robert Cantarella fait le Gilles, Ménagerie de Verre à Paris, les 31 octobre, 5 décembre 2011 et 2 janvier, 6 février, 5 mars 2012 à 18 heures.
Robert Cantarella, né en 1957, formation à l’école des Beaux-Arts de Marseille, élève d’Antoine Vitez, créateur du quai de la Gare, comédien auteur, dirige de 2005 à mars 2010 le CENTQUATRE avec Frédéric Fishbach.

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