PHOTO | CRITIQUE

Rineke Dijkstra

PFrançois Salmeron
@24 Fév 2015

Ces deux séquences vidéo de Rineke Dijkstra nous plongent dans l’univers intransigeant du ballet et de la gymnastique rythmique à Saint-Pétersbourg. Nous y percevons en effet des petites filles en train de répéter leur chorégraphie ou leurs pas de danse, tentant tant bien que mal d’incarner un idéal de beauté, de perfection et de souplesse.

Dans une salle aux tonalités rose bonbon, dont les fenêtres sont parées de précieux rideaux en mousseline blanche, et où un miroir recouvre l’intégralité d’un des murs latéraux, une petite fille blonde apparaît avec aplomb dans son tutu rose pâle, ballerines blanches aux pieds, arborant un merveilleux sourire sur son visage d’ange. Alors que l’on croirait évoluer dans le parfait univers de la petite fille, dont les couleurs et la figure de la danseuse-étoile fonctionnent comme deux stéréotypes, une sévère voix d’adulte résonne en off, nous ramenant les pieds sur terre. Car la séquence Marianna (The Fairy Doll) nous fait découvrir les coulisses du ballet de Saint-Pétersbourg et de ses impitoyables répétitions, où Marianna tente donc de parfaire sa chorégraphie sous l’œil inflexible de sa coach.

La petite danseuse, âgée de dix ans seulement, entre en effet dans le champ de la caméra, se dirige vers le fond de la pièce, se présente face au grand miroir latéral, répète quelques gestes avec ses bras, quelques pas habiles, travaille des mouvements avec application, ou au ralenti, méticuleusement, portant un mouchoir dans la main. Le plan fixe de la caméra offre alors une vue dédoublée de sa danse, la jeune Marianna tentant de déceler quelques uns de ses défauts à travers son reflet. Dans ce monde, où a priori tout paraît lisse et parfait, à l’instar du sourire radieux dont Marianna ne se départit jamais, un premier détail nous choque: les semelles noircies de ses ballerines, jurant avec le rose pâle et le blanc dominant dans le studio de répétition. Ce détail vient alors traduire l’acharnement avec lequel travaille la petite fille, et la dureté des inlassables répétitions auxquelles elle se prête quotidiennement pour tenter d’atteindre son idéal: incarner un rôle en public, et devenir peut-être un jour une danseuse-étoile reconnue mondialement.

Puis la musique s’enclenche, The Fairy Doll de Josef Bayer, et les mouvements soigneusement répétés par la jeune enfant se changent en une chorégraphie millimétrée suivant le rythme du morceau. Mais Marianna ne se contente pas de suivre uniquement les impulsions de la musique. Les mouvements de la danseuse semblent surtout tributaires de la voix de sa coach, qui surgit depuis le hors-champs, et scande chaque moment, chaque geste, comme un véritable chef d’orchestre. Une fois la séquence terminée, et le mouchoir jeté en l’air au moment de l’apothéose, la jeune fille s’arrête donc, gardant toutefois son indéfectible sourire, écoutant avec la plus grande attention les remontrances et conseils de sa supérieure.

Marianna (The Fairy Doll) vient ainsi illustrer les moments de doute, de tension, de flottement, de fatigue, de ressentiment, inhérents à une pratique aussi exigeante et impitoyable. Car si l’on a l’impression, au premier abord, que la jeune danseuse demeure toujours docile, souriante et parfaitement à l’écoute, certaines mimiques et certains rictus, qu’elle ne peut réprimer et qui viennent involontairement déformer l’impeccable masque qu’elle s’est construit, trahissent une certaine anxiété chez elle, et une tension nettement palpable dans le studio de répétition. Certains signes de fatigue ou de déconcentration se font voir: par exemple, elle cligne ou se frotte les yeux alors que sa coach lui parle. Et la danse n’apparaît plus simplement comme un travail physique ou une performance artistique, mais comme une véritable discipline émotionnelle, un véritable exercice de maîtrise de ses nerfs. Somme toute, il s’agit pour la danseuse d’être capable de gérer une charge de travail démente doublée d’un stress intense, tout en paraissant parfaitement décontractée, déliée, exaltée, joyeuse.

Ainsi, la danse serait avant tout tributaire d’une discipline de fer, à laquelle la petite fille doit nécessairement se plier. Le deuxième film proposé par Rineke Dijkstra vient à son tour souligner ces exigences démentes auxquelles adhèrent de petites filles, martyrisant leur frêle corps. The Gymschool se déploie effectivement comme un triptyque décryptant les mouvements contorsionnistes de onze petites filles s’exerçant à la Zhemchuzhina Olympic School de Saint-Pétersbourg, pratiquant la gymnastique rythmique dans l’espoir de participer aux prochains Jeux Olympiques, et d’y décrocher une médaille.

Dans un décor tout à fait neutre, contrastant avec l’univers rose de la première séquence, les gymnastes exécutent en boucle le même geste. Il y a désormais quelque chose de mécanique dans leur façon de se mouvoir. Leur mouvement ne n’inscrit plus ici dans une séquence longue ou un enchaînement de plusieurs figures. Nous nous situons dans un exercice de stricte répétition où chaque mouvement est décortiqué par trois caméras, et juxtaposé aux mouvements suivants. De plus, les jeunes athlètes, même si elles gardent la même natte que Marianna, n’affichent plus du tout le beau sourire de l’apprentie danseuse. Leur visage est impassible, sévère, fermé. A nouveau, un rictus traduit çà et là une émotion que les petites filles n’arrivent pas à contenir, et que la souffrance ou la frustration leur arrache involontairement.

Car les gymnastes travaillent sans relâche le même enchaînement ou le même geste afin de le parfaire, de le fluidifier, ou de mieux maîtriser un accessoire (une corde, un ruban, un cerceau, une massue, un ballon) entrant en interaction avec leur corps. D’ailleurs, nous remarquons qu’elles ont toutes exactement la même morphologie svelte et souple, leur corps se trouvant littéralement sculpté par les exigences de leur sport. Au final, chaque corps incarne exactement le même canon, le même gabarit. Toutefois, chacun de leurs gestes reste à parfaire, et les accessoires qu’elles manient leur échappent parfois. Par exemple, le ballon qui glisse sur le corps d’une des gymnastes se dérobe, et le choc de ses rebondissements sur le sol vient casser le silence de plomb qui règne dans ces séquences – et leur donne d’autant plus de sérieux, de gravité.

L’enjeu revient alors à dompter la moindre irrégularité, à gommer la moindre imperfection, à étirer toujours davantage le corps, quitte à lui faire prendre des poses tout à fait surréalistes, à tel point que les petites filles semblent parfois se transformer en de drôles d’araignées déployant leurs membres indéfiniment. La douceur, la candeur et l’innocence que l’on prête habituellement à l’enfance laissent place à une rigueur poussée à l’extrême, presque inhumaine. Le spectateur éprouve alors beaucoup d’empathie pour ses pauvres petites figurines désarticulées. Elles craquent par moments et s’étalent comme une crêpe sur le sol. Tête à l’envers, leur visage rougit et se crispe. Elles s’arrêtent entre deux mouvements, l’air sonné, hagard, avant de se relancer frénétiquement dans les mêmes gestes. Si Marianna, à travers la première séquence, devait incarner des sentiments enjoués et réjouissants à travers sa chorégraphie, et ce malgré l’effort et le stress, ici il s’agit au contraire de ne laisser transparaître aucune émotion. Mais pourtant, le sport, tout comme l’art ou la danse, n’est-il pas avant tout un puissant vecteur d’émotions? La pratique de la gymnastique rythmique, réputée très dure dans son apprentissage, apparaît finalement comme un redoutable domptage du corps et des passions, tendant vers un idéal de perfection défait de toute humanité, où les petites filles se transforment en d’étranges sculptures abstraites.

Oeuvres
— Rineke Dijkstra, Marianna (The Fairy Doll), 2014. Installation vidéo HD, son 5.1. 19 minutes, 13 secondes, en boucle
— Rineke Dijkstra, The Gymschool, St Petersburg, 2014. Installation vidéo HD sur trois écrans, son 5.1. 15 minutes, 16 secondes, en boucle
— Rineke Dijkstra, The Gymschool, St Petersburg, 2014. Looped video-installation

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