ART | CRITIQUE

Rétrospective

PFrançois Salmeron
@18 Juin 2014

D’abord céramiste et sculpteur, Lucio Fontana est aujourd’hui célébré comme le père spirituel du mouvement spatialiste et des avant-gardes du XXe siècle. Principalement reconnu pour ses toiles et sculptures trouées ou fendues, son œuvre témoigne d’un geste radical dont le mouvement même s’inscrit dans la matière.

La carrière de Lucio Fontana débute entre l’Argentine, pays où il nait en 1899, et l’Italie. Il étudie tout d’abord la sculpture auprès de son père, à Rosario, avant de fréquenter les avant-gardes européennes abstraites à la galerie milanaise Il Milione, dans les années 1930. D’une part, on découvre ses sculptures figuratives telles que Le Harponneur ou le Pêcheur, faite de bronze, dont le corps tendu vers l’avant nous rappelle notamment la silhouette de L’Homme qui Marche de Rodin.

L’intérêt avéré de Fontana pour la figuration se retrouve aussi dans ses céramiques humanoïdes ou composant un véritable bestiaire: l’imposant Torso Italico avec sa cape rouge, le corps bleu du Champion Olympique assis, genou recroquevillé contre sa poitrine, ou le visage en mosaïque dorée de Teresita; mais également les Lions rose et noir, les écailles vertes du Crocodile, le Crabe orangé à l’aspect minéral fusionnant avec son rocher. Toutes ses sculptures en céramique brillent de mille feux sous les éclairages du Musée, et leurs couleurs criardes, quasi kitsch, scintillent sous nos yeux. D’autre part, une vitrine présente de manière plus discrète les premiers essais abstraits de Lucio Fontana, dont certaines sculptures faites de fil de fer semblent entretenir un lien de parenté avec Calder.

Ainsi, la sculpture garde toujours une place privilégiée dans la carrière de Lucio Fontana. Par exemple, on remarque les figures du Guerrier et d’Arlequin, ou de grands vases en céramique (Bataille) rappelant l’Antiquité grecque, en parallèle des débuts du spatialisme ou des premières toiles trouées qui installeront définitivement la réputation de Lucio Fontana, et l’érigeront même en père spirituel des avant-gardes du XXe siècle.

Car le nom de Lucio Fontana est bel et bien indissociable des théories spatialistes qui éclosent à la fin des années 1940. Il rédige tout d’abord avec ses étudiants argentins le Manifeste blanc (1946) qui pose les fondements du spatialisme. Inspirés par le futurisme italien, Lucio Fontana et ses acolytes prônent plusieurs principes: rompre avec le «tableau de chevalet», renouer avec l’idée de progrès, dépasser les genres traditionnels, afin de créer une synthèse entre «couleur, son, mouvement et espace» et de «donner à l’idée et au mouvement la primauté sur la matière». En fait, il s’agit de tourner le dos à «l’usage des formes connues de l’art» pour privilégier «le développement d’un art fondé sur l’unité du temps et de l’espace».

Dès lors, Lucio Fontana élabore des œuvres portant la même dénomination d’«environnement spatial» ou de «concept spatial». En 1949, il crée notamment sa première œuvre environnementale faite de formes biomorphiques fluorescentes, éclairées par une lampe et suspendues au plafond d’une salle plongée dans l’obscurité. L’appellation «concept spatial» désigne enfin les œuvres trouées de Lucio Fontana. La toile vierge est parsemée de trous effectués au poinçon ou au cutter, créant des formes triangulaires ou des points noirs à la surface des tableaux. On comprend alors qu’un rapport d’ombres et de lumières entre en jeu ici. En effet, les trous («buchi») créent des cavités obscures dans lesquelles la lumière vient parfois se lover et donner une nouvelle dimension à la toile, à savoir une profondeur, alors que la peinture s’était toujours limitée jusque-là à deux dimensions.

Pourtant, les trous ne doivent pas tellement être considérés comme un geste iconoclaste, destructeur ou sulfureux. Ils prêtent bien plutôt une dimension sculpturale à la peinture, puisque la toile trouée peut désormais être perçue comme une œuvre en trois dimensions. De plus, Lucio Fontana développe ses expérimentations avec d’autres matériaux. Des sculptures en terre cuite ou en fer blanc sont parcourues de boursouflures et de trous. Il travaille encore avec de la pierre ou du plâtre. Il accole encore des paillettes, du sable ou des éclats de verre sur des peintures à l’huile. Il esquisse enfin des formes concentriques évoquant le Big bang, les astéroïdes ou la voie lactée, qui traduisent par là sa fascination pour les progrès scientifiques et la conquête spatiale dans laquelle se lance alors l’humanité.

A partir de 1957, Lucio Fontana élabore les fentes («tagli»), qui vont devenir sa véritable marque de fabrique. Son geste ne dénote toujours pas de fièvre destructrice, mais bien plus une grande rigueur et une grande précision du geste. En effet, on devine un mouvement net, chirurgical qui vient ouvrir la toile. On y perçoit la scansion d’un geste incisif, clinique. La surface de chaque toile s’affaisse peu à peu vers ces vides qui la traversent comme autant de gouffres abyssaux. Là encore, les fentes créent un relief en creux dans la toile. Et quand la fente se fait large, l’œuvre accueille et révèle alors la lumière. Un nouveau champ apparaît derrière la surface plane, nous laissant découvrir le mur de la salle d’exposition. Aussi, certaines toiles sont barrées de griffures, grattées à leur surface, évoquant en ce sens un geste plus animal, félin. Les toiles sont étiolées, comportant des blessures plus ou moins superficielles.

Par la suite, Lucio Fontana décline le geste inaugural des fentes et des trous. Dans ses Natures, il pétrit de grandes boules de terre cuite ou de bronze qu’il creuse de traits et de trous, comme si les sculptures étaient fendues d’une bouche ou dotées d’un orifice. Ses œuvres acquièrent alors une dimension plus érotique, une puissance sexuelle latente, alors que leur apparence nous fait encore penser aux cratères de la lune, et renvoie notre imaginaire vers les prouesses de la conquête spatiale. Son œuvre se double aussi ici de questions métaphysiques, renouant avec l’angoisse pascalienne née du silence des espaces infinis qui s’ouvrent devant l’homme et la science moderne.

Ses Huiles conjuguent également des combinaisons de fentes et de trous. On remarque des incisions, des crevasses, des craquellements, des arrachages, tandis que la surface de la toile n’est plus vierge et a été recouverte d’une épaisse couche de peinture qui dégouline, fond ou dégueule littéralement. Les gammes de couleurs utilisées par Lucio Fontana sont extrêmement vives et kitsch, rappelant aussi bien les couleurs criardes de ses sculptures en céramique, que celles utilisées dans les publicités de la société de consommation ou dans l’industrie automobile. Les trous se transforment en de véritables béances comme des mutilations, des plaies monstrueuses, traduisant finalement une certaine forme de souffrance ou de supplice infligé à la matière.

Deux séries viennent quant à elles souligner le succès international rencontré par Lucio Fontana dans les années 1960. Les toiles de Venise composées avec des débris de verre de Murano renouent avec une certaine forme de figuration, en évoquant le miroitement des eaux de la ville ou les éclats du soleil sur la Place Saint Marc. La série New York nous plonge dans les reflets lumineux de la tôle des véhicules ou des bâtiments de verre de la Grosse Pomme, avec ses plaques de cuivre ou d’aluminium grattés et carambolées.

Pour conclure, Lucio Fontana nous entraine dans des contrées plus spirituelles, religieuses et philosophiques. Trinité se rapporte par son titre même au dogme chrétien, alors que La Fin de Dieu présente trois toiles monochromes ovoïdes. Leur forme rappelle bien entendu l’œuf, et symbolise ainsi la question de la naissance et de la finitude de notre condition. Criblées de trous, à l’image de cibles sur lesquelles on aurait tiré, littéralement déchiquetées par endroits, ces trois œuvres peuvent aussi rejouer la passion du Christ et le calvaire de sa crucifixion.

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